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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/86

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j’ai une volonté ferme, je me possède, je suis sûr de moi… je le croyais du moins… car j’ai rencontré dans ma vie des femmes bien autrement posées, bien autrement séduisantes que cette petite fille, quoiqu’elle soit, je l’avoue, ravissante, et ces belles dames ne m’ont jamais fait faire ce que je ne voulais pas faire. Or, voilà pourtant que les yeux bleus de mademoiselle Jeane…

San-Privato s’interrompit et reprit avec un accent indéfinissable :

— Quel regard ! quel regard ! oh ! il y a de tout dans ces yeux-là !

Et, pensif, contristé, il garda un moment le silence.


XV


Madame San-Privato, très-étonnée des quelques paroles prononcées par son fils, et frappée de son silence et de l’expression singulière de sa physionomie, reprit :

— Mon cher ami, tu viens de me dire, en me parlant de ta cousine Jeane : « Quel regard elle a ! Il y a de tout dans ces yeux-là ! » Qu’entends-tu par ces paroles : « Il y a de tout dans ces yeux-là ? »

— Je ne saurais, ma mère, vous expliquer ma pensée, vous ne la comprendriez pas, — répondit San-Privato sortant de sa rêverie.

Et il ajouta d’un ton de récrimination sardonique :

— Toujours est-il que ce soir, à dîner, je voulais rester muet, et les yeux bleus de mademoiselle Jeane m’ont fait parler ! je voulais être terne, maussade, et les yeux bleus de mademoiselle Jeane m’ont donné l’envie, pis que cela, le besoin d’être aussi brillant qu’il m’est possible de l’être !

— Tu as été charmant… et…

— Je ne quête point de compliments, ma mère ; loin de là : je m’accuse d’une insigne maladresse, au point de vue de vos intérêts ; je m’accuse, moi qui me croyais fort, d’avoir été d’une faiblesse déplorablement ridicule, moi qui abhorre le ridicule ! N’en suis-je pas venu, pendant un moment, à jalouser ce jeune taureau du Jura, qui a nom Maurice !