Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/87

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— Taureau du Jura est d’une justesse charmante ; mais à propos de quoi ou qui le jalouser ?

— Vous me le demandez ?

— Certes…

— Je vous croyais, ma mère, plus clairvoyante. Jeane et Maurice s’aiment.

— Qui te fait supposer cela ?

— Il ne s’agit pas de suppositions, mais de preuves. J’ai remarqué le dépit croissant de mon cousin, en voyant Jeane s’intéresser à mes récits. Il devenait pourpre d’envie et de rage ; il m’a parfois lancé des regards féroces, que j’avais soin de ne pas remarquer ; enfin, il s’en est fallu de peu qu’il n’éclatât ; quant à Jeane, la meilleure preuve de son amour pour Maurice est la répulsion visible qu’elle ressentait à mon égard.

— Toi, inspirer de la répulsion !… toi, avec ta délicieuse figure, la distinction de tes manières, de ton esprit, lorsque ce portefaix de Maurice…

— Encore une fois, ma mère, épargnez-moi ces compliments ; d’ailleurs, loin de me plaindre de la répulsion que j’inspire à cette fille aux yeux bleus, dont le regard… ah ! que de choses dans ce regard !

— Tu reviens toujours à ce regard. Jeane m’a semblé à moi avoir un regard tout comme une autre.

— Soit ! Je disais donc que la répulsion que Jeane a témoignée à mon sujet, loin de me déplaire, me satisferait profondément, si j’avais la folle pensée de supplanter Maurice auprès de sa future femme.

— Tu crois donc que mon frère songe à les marier ?

— Je n’en doute pas.

— S’il en est ainsi, je suis très-étonnée de t’entendre dire que, si tu pensais à supplanter ce butor de Maurice, tu serais satisfait d’inspirer à Jeane de la répulsion.

— Très-satisfait ; mais je veux oublier, j’oublierai complétement Jeane et ses yeux bleus. Seulement, je me souviendrai toujours avec une amère rancune que, pendant un moment, cette petite fille, dominant ma volonté, m’a fait dévier de la ligne de conduite que je m’étais tracée dans votre intérêt. Ceci, ma mère, nous ramène au sujet de notre entretien ; or, puisque involontairement je vous ai desservie, je tiendrais à réparer ma maladresse, et, dans le cas d’un premier refus de mon oncle, au sujet de ce prêt de cinquante mille francs…

— Tu espérerais triompher de ce refus ?