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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/97

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encore une fois, entendons-nous, mon fieu ! tu verras que tu as tort de t’inquiéter ; écoute-moi bien.

— Je t’écoute, bonne Geneviève.

— S’il s’agit de ce qui est du simple coup d’œil, eh bien ! oui… dans mon jeune temps, un dameret bien attifé me plaisait davantage à regarder pour un moment que nos bons gros gars du village, que mon gros Jean-Louis, par exemple, en ce qui me touche. Mais est-ce que, par hasard, ça m’a empêché de l’aimer, de l’épouser, mon gros Jean-Louis ? de me conduire en honnête femme ? de le pleurer pour de vrai quand il a trépassé, mon pauvre homme ? Et tu vas t’imaginer que ta chère fille… un ange… un trésor… parce que cet oiseau parisien lui aura un brin donné dans l’œil par rapport à son plumage, en aimera moins, en épousera moins son brave cousin Maurice ? Est-ce que ça tombe seulement sous le sens ? Allons donc, mon Charles, il n’y a que les pères et les amoureux pour se fourrer martel en tête à propos de rien du tout. Il ferait beau voir vraiment, vraiment, il ferait beau voir que ta Jeane, éduquée comme elle l’a été, par les plus dignes gens du monde, sans parler de ton concours, aille s’amouracher de ce freluquet ! — que le diable l’emporte à cette heure, puisqu’il t’inquiète ! — aille s’amouracher de ce freluquet et oublier son Maurice, un cœur d’or, un superbe jeune homme qui en mangerait dix… qu’est-ce que je dis ?… qui en mangerait vingt comme son gringalet de cousin ! Car, Dieu me pardonne ! je ne sais pas où j’avais les yeux lorsqu’il m’a paru si joli, da ! il ne l’est point déjà tant joli, ce petit maigriot ; ça ne vous a que le souffle, c’est si chétif… Encore une fois, je ne sais vraiment plus où j’avais les yeux ; et puis, vois-tu, mon Charles, le jour baissait, sans compter qu’avec l’âge, ma vue s’affaiblit, et voilà pourquoi j’ai…

— Pauvre chère nourrice ! tu t’efforces maintenant de me rassurer en dénaturant ta première impression.

— Non, mon Charles, non, je te répète que…

— Je devine ta pensée, te dis-je ; elle me touche, bonne Geneviève ; mais, au lieu d’amoindrir, de se dissimuler le danger, il faut, pour le vaincre, le regarder en face ; et il y a danger pour ma fille, car non-seulement Albert San-Privato est doué d’un esprit remarquable ; sa conversation est remplie de charme et d’intérêt.

— Ah çà ! mais… c’est donc un phénix que ce petit brigand-là ? — s’écria naïvement la vieille nourrice d’un ton de récrimination courroucée. — Et, si tu le juges ainsi, toi qu’il inquiète, il faut bien que ce soit vrai !