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Page:Sue - Les Fils de famille (1856).djvu/98

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— Geneviève, je suis vieux, j’ai beaucoup vécu, je connais le monde, et jamais, entends-tu bien, jamais je n’ai rencontré un homme mieux fait pour plaire qu’Albert San-Privato ; non-seulement il doit toujours plaire, mais souvent il doit captiver, dominer presque de prime abord. Enfin, ce qui augmente mes craintes, c’est que ce jeune homme n’est pas ce qu’il paraît être ; non, sous la grâce attrayante de sa personne et de son langage, j’ai surpris, grâce à mon opiniâtre observation, éveillée par l’impression qu’il causait à Jeane, j’ai surpris par éclairs, dans son regard, dans son sourire, je ne sais quoi de sardonique, de faux, de pernicieux dont j’ai été frappé, puis alarmé… je ne pouvais m’abuser ; Albert produisait un effet profond, non-seulement sur Jeane, mais sur Maurice, mais sur M. et madame Dumirail, eux, cependant, d’une raison si droite et si ferme.

— Qu’éprouvaient-ils donc ?

— J’en jurerais… ils éprouvaient, pour la première fois de leur vie peut-être, un vague sentiment d’envie en comparant leur fils à leur neveu.

— Est-ce possible ?

— J’en suis certain, et les conséquences de cette envie peuvent être funestes pour eux, pour Maurice, pour ma fille bien-aimée. Ah ! Geneviève, Geneviève, je te l’ai souvent dit, crois-moi, sous l’innocente candeur de Jeane couvent des passions non moins ardentes que celles de Maurice, et dont, à cette heure, la pauvre enfant n’a pas conscience ; mais, une fois éveillées, elles seront toutes-puissantes pour le mal ou pour le bien, selon le milieu où elle vivra un jour. Voilà pourquoi je poursuivais de tous mes vœux son mariage avec Maurice ; ainsi fixés pour jamais sans doute dans ce pays qui leur plaît, au milieu d’une famille aussi tendre que sage et de plus en plus attachés à cette existence paisible, jusqu’à présent si conforme à leur goût, tous deux y trouveraient à la fois le bonheur et un sûr abri contre les orages de la vie.

— Tu désespères donc de ce mariage ?

— Non, non ! ah ! j’en jure Dieu, — s’écria Charles Delmare avec un fiévreux emportement, — ce mariage aura lieu ! Tout moyen me sera bon pour conjurer le péril qui menace ma fille. De ce péril, j’ai l’instinct, j’ai le pressentiment certain…

— Hélas ! mon Dieu ! moi tout à l’heure si rassurée, mon Charles, moi qui te reprochais tes craintes, me voilà quasi inquiète autant que toi. Maudit freluquet ! il est cause de tout ! On se trouvait si heureux avant son arrivée ! Mais on ne se laisse pourtant