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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés III (1850).djvu/105

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— Non, tout n’est pas perdu… puisque rien n’est fait, — reprit Balthazar, — et encore quelle créance faut-il ajouter à ces bruits ?… Voyons, Robert, pas d’égoïsme ; tu sais combien je déteste d’être attristé, et tu es là, à me navrer le cœur avec ton désespoir.

Après un moment de silence, Robert de Mareuil reprit :

— Tiens… Balthazar… je n’ai que toi d’ami… tous ceux que j’ai comblés dans mon temps de prospérité…

— Une fois la bise de la ruine venue, ont filé à tire d’aile ! comme les oiseaux de passage aux approches de l’hiver !… Parbleu !… tu t’étonnes de cela ? — dit le poëte, — alors à quoi t’a donc servi d’avoir mené la vie de Paris ? Oublie tout cela, le passé est passé, causons du présent, en vieux amis de collège…

— Oui… — reprit Robert avec amertume, — maintenant je te reviens. Tant que j’ai été riche… je t’ai délaissé.

— Un instant !… — s’écria Balthazar. — Ne confondons pas… c’est moi qui t’ai délaissé.. quand je t’ai vu lancé… Je te demande un peu la belle figure que j’aurais faite dans ton grand monde… avec mes pauvres 1, 200 fr. de rentes et mon hydrophobie de travail et de rimaille. Mais je ne t’ai pas oublié pour cela, je t’ai vu cinq ou six fois dans ton bel équipage. Tu passais sur le boulevard comme un brillant météore… Je te saluais de la main. Et tout météore que tu étais, tu t’arrêtais, tu descendais de voiture, tu venais me parler ; c’était intrépide de ta part, car je portais des bas de laine noire, des souliers lacés, et un chapeau gris en toute saison. Tu devais être peu flatté d’être vu en conversation avec moi ; mais…

— Balthazar !…

— Avoue cette petitesse… je t’en avouerai une autre, c’est que moi j’étais superbement fier d’être vu, causant avec un jeune homme aussi élégant que toi ! mais j’avais toujours du guignon, jamais un de mes pairs en souliers lacés ne m’a vu causer avec toi. Parlons sérieusement : nous avons obéi à nos destinées : tu t’es amusé comme un dieu… j’ai rimaillé comme un diable, et nous nous retrouvons, moi avec quelques milliers de vers de plus, toi avec quelques milliers de louis de moins, ce qui égalise nos fortunes… Seulement… moi je suis très-heureux de mon sort ; grâce au travail je vis huit à dix