Page:Sue - Les misères des enfants trouvés III (1850).djvu/177

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que la mère ou une des filles lavait au ruisseau des haillons de ces misérables… Que veux-tu, mon bon Martin, sans ces contrastes, le monde serait d’une désolante platitude…

Ce froid sarcasme, chez cette jeune fille de seize ans, me navrait et m’effrayait à la fois. Basquine continua :

— J’étais donc assise sur un banc à la porte de l’auberge, regardant de tous mes yeux cette file d’équipages qui s’avançaient lentement, lorsque, tout à coup, le première voiture, celle du duc, s’arrêta, d’après l’ordre transmis aux postillons par un des domestiques placés sur le siège de devant. À travers la glace de la portière de cette voiture, j’aperçus deux petits yeux d’un bleu clair dont je n’oublierai jamais l’expression, attachés opiniâtrement sur moi ; je ne vis que ces deux yeux, car la figure de ce personnage qui me regardait si obstinément disparaissait presque entièrement cachée au milieu des fourrures d’une pelisse et d’un bonnet de voyage.

Toutes les voitures s’étaient arrêtées. Au bout de quelques minutes d’attente et de plusieurs allées et venues de la part de différentes personnes de la suite du duc qui, le chapeau à la main, venaient lui parler à la portière, je vis une femme de trente ans environ, d’une figure agréable et distinguée, descendre de l’une des voitures de suite, se diriger vers l’auberge et demander l’hôtesse. « Va conduire cette dame à notre bourgeoise au lieu de rester là à regarder les mouches, » — me dit une des servantes en me poussant rudement par le bras. — « C’est justement ce que je désirais, ma chère fille, » — dit l’étrangère à la servante avec un accent anglais assez prononcé ; puis me prenant par la main, elle me dit du ton le plus caressant : — « Conduisez-moi à la maîtresse de l’auberge, mon enfant. » Je conduisis l’étrangère ; elle resta quelques moments enfermée avec l’aubergiste, et celle-ci me dit en sortant : « Petite, tu es ici par charité, tu n’as pas de chemise sur le dos, on ne sait pas d’où tu viens, tu n’as pas de parents, je ne pourrais pas te garder longtemps, parce que tu manges plus que tu ne gagnes, Cette dame te trouve gentille, elle a pitié de toi ; si tu veux aller avec elle, tu monteras dans ces belles voitures que tu vois, et tu seras bien heureuse ; décide-toi.