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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés III (1850).djvu/193

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me damne ! que cette petite est devenue spirituelle… — Rassure-toi, Martin, — ajouta Basquine avec un triste sourire, — je ne ferai jamais d’esprit avec toi…

— Mais cette vengeance que tu poursuivais ? lui dis-je.

— Cette vengeance ?… — s’écria-t-elle, — pour l’assurer ; il me fallait travailler chaque jour a acquérir ces talents, ces avantages, ces séductions qui me seraient un jour des armes terribles… non contre le milord-duc, cela m’eût été impossible, mais contre toute cette race oisive, stupide, insolente ou infâme, dont le milord-duc personnifiait l’horrible vieillesse… et dont le petit Scipion personnifie l’horrible adolescence !

— Je commence… à te comprendre, Basquine, — dis-je, frappé de l’expression implacable des traits de la jeune fille.

— Ah ! race impitoyable ! — s’écria-t-elle avec une exaltation menaçante, — ah ! pendant que vous regorgiez du superflu, mon père mourait de douleur, de misère… et l’on m’achetait, toute enfant, pour quelques pièces d’argent. Ah ! votre exécrable insouciance de notre sort, à nous autres misérables, m’a laissé flétrir à cet âge sacré où les plus criminelles ont du moins été pures ! Ah ! lorsque je vous ai tendu une main innocente encore, quoique souillée… vous m’avez repoussée !… Ah ! grands seigneurs blasés, vous avez fait de moi… le jouet et la victime de vos sanglantes débauches, prenant plaisir, par une ironie infernale, à éclairer d’autant plus mon intelligence, que vous me dégradiez plus affreusement comme créature… Ah ! vous m’avez abîmée d’outrages, d’opprobres ! de tortures ! Ah ! la contagion de votre effrayante perversité m’a corrompue jusqu’à la moelle, et je n’ai pas douze ans ! Mais attendez… attendez… un jour j’aurai seize ans… l’âge de la candeur et de l’innocence… l’âge où la beauté brille de tout son éclat, l’âge qui met en relief les séductions, les talents que j’ai acquis et que j’acquerrai encore ; attendez, attendez, et alors, forte des vices que vous m’avez donnés, forte de la haine impitoyable que vous m’avez inspirée, forte de mon cœur mort avant l’âge où il s’éveille… forte de mes sens éteints avant l’âge où ils s’allument, forte surtout du mépris, de l’horreur que votre race soulève en moi… attendez… et vous verrez de quelles passions éperdues,