Aller au contenu

Page:Sue - Les misères des enfants trouvés III (1850).djvu/194

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

folles, criminelles, je saurai vous enivrer ! Oh ! vous m’aimerez… un jour !… Et je serai vengée !…

L’attitude, le geste, la physionomie de Basquine pendant qu’elle prononça cette imprécation furent empreints d’une résolution si formidable, qu’involontairement je m’écriai :

— Basquine… tu m’épouvantes…

Basquine passa la main sur son front couvert d’une rougeur brûlante, garda un moment le silence, et me dit :

— Pardon, mon bon Martin, de me laisser aller à ces entraînements… mais avec toi et Bamboche, je ne cherche ni à me dissimuler ni à me contraindre… Je poursuis mon récit. Il me reste d’ailleurs peu de chose à vous dire. Un événement imprévu me fit quitter la maison du milord-duc… Il mourut subitement d’apoplexie… Son neveu, son unique héritier, arriva bientôt par la diligence pour recueillir cette immense succession. Ce neveu, déjà fort riche, mais aussi avare, aussi rigoriste que son oncle avait été prodigue et débauché, chassa du château toutes les femmes que le milord-duc y avait rassemblées, et auxquelles il n’avait d’ailleurs laissé aucun legs… Miss Turner seule avait amassé un pécule considérable. Elle garda son impassibilité ordinaire en me voyant chasser comme les autres créatures du sérail ; cependant elle me donna vingt francs et une fort belle guitare dont elle m’avait appris à jouer. — Petite, — me dit-elle, — avec ce gagne-pain, ta jolie figure, vingt francs dans ta poche, une bonne robe et un petit paquet de linge, tu ne dois pas être inquiète de ton sort. — Ce fut ainsi que je quittai le château du duc de Castleby au commencement de l’été, n’ayant qu’un but, celui d’aller à Paris, songeant déjà vaguement au théâtre… où je pouvais mieux que partout ailleurs, à force de travail, de zèle et de volonté, atteindre le premier degré de la position que je rêvais, idée fixe, unique, opiniâtre, ardente comme la vengeance… Ma route du Midi à Paris se passa sans incident remarquable ; le temps fut presque toujours magnifique, et grâce à ma guitare dont j’accompagnais mon chant dans les cafés et autres lieux publics des villes où je m’arrêtai, je possédais en arrivant ici à peu près le double de ce que je devais à la générosité de miss Turner… Bientôt le hasard me fit rencontrer Bambo-