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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés III (1850).djvu/23

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de force ici. Quant à vos offres… je mourrai de misère plutôt que de les accepter.

— Tu sens bien, mon garçon, que je ne t’ai pas amené dans mon magasin sans prendre mes sûretés ; à l’heure qu’il est, tu es aussi compromis que moi : les habits que tu portes sont des habits volés ; tu es venu coucher ici volontairement, tu as déjeuné ce matin avec moi, toujours volontairement… tout cela je peux le prouver. Ainsi me dénoncer, c’est te dénoncer. Quant à aller gagner ta vie sur le port, je t’en défie… maintenant, je t’ai signalé comme mouchard… il y a des raisons pour qu’on me croie, et, si tu reparais, on t’assomme tout à fait cette fois-ci. Ne compte pas appeler la garde… tu serais empoigné et emprisonné toi-même comme vagabond, et, deux heures après, on saurait… c’est moi qui te le dis, on saurait que les habits que tu as sur le dos sont des habits volés…

Et, après une pause, le cul-de-jatte ajouta :

— Qu’est-ce que tu dis de cela ?

— Vous êtes un infâme, m’écriai-je.

Le bandit haussa les épaules.

— Un infâme ?… — reprit-il. — Un infâme… Voyons un peu ça ? Hier matin… tu crevais de faim, je t’ai donné du pain ; hier soir tu crevais de froid, je t’ai donné un asile… tu étais couvert de haillons… je t’ai habillé chaudement et à neuf de pied en cap. Trouve donc beaucoup d’honnêtes gens qui fassent pour toi ce que j’ai fait ?

— Mais dans quel but m’avez-vous ainsi secouru ? Pour m’amener au mal ?

— Pardieu !… — reprit le brigand, — c’est clair… ça ! Mais je voudrais bien savoir si les honnêtes gens t’en donneraient autant pour t’amener au bien ?

Quoiqu’il eût un côté paradoxal, ce parallèle m’atterra ; je ne trouvai pas d’abord un mot à répondre… Car, je l’avoue avec honte, avec remords, j’oubliai un moment que Claude Gérard, bien pauvre lui-même, m’avait recueilli pour faire de moi un honnête homme ; mais, je le répète, je fus d’abord d’autant plus frappé du paradoxe du cul-de-jatte, que le souvenir de ma démarche auprès d’un magis-