Aller au contenu

Page:Sue - Les misères des enfants trouvés III (1850).djvu/52

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

toutes les folies qu’il débitait, ou bien encore il ajoutait une foi si naïve aux incroyables et inoffensifs mensonges qu’il débitait, et dont il finissait par être dupe lui-même, que l’on oubliait sa laideur pour ne songer qu’à son esprit et à sa bonté.

Malgré cette jovialité, cette verve spirituelle, la poésie de Balthazar avait un caractère sombre, passionné, farouche ; le jeune écrivain sacrifiait alors au goût du jour pour Îles titres bizarres et sinistres.

Les courses que me faisait faire Balthazar depuis un mois étaient d’autant plus longues, fréquentes et interminables, qu’elles avaient pour but le placement de ses œuvres, alors dédaignées, et qu’à juste titre l’on se dispute aujourd’hui. Les libraires se montraient intraitables. Après des pérégrinations dans tous les quartiers de Paris, je revenais tristement auprès de Balthazar avec le sac de toile qui renfermait ses manuscrits.

Malgré ces refus, ces déceptions, le calme de Balthazar était héroïque, sa bonne humeur imperturbable ; jamais je n’ai vu d’exemple plus noble, plus frappant, des consolations, des espérances et de la sérénité d’âme que l’on peut puiser dans le travail et dans l’étude, l’étude !! cette douce mère (alma mater, comme disait Balthazar) ! Il était pauvre ; parfois même réduit à une gêne cruelle, et jamais sa confiance dans le magnifique avenir dû à son talent, ne l’abandonnait ; ce n’était pas orgueil, mais prévision, mais conscience ; aussi, les yeux fixés sur cet éblouissant avenir, faisait-il souvent, tout éveillé, des rêves splendides, mais prématurés, et il devenait alors très-difficile de l’arracher à ses étincelantes visions.

Un matin, il m’avait dit en me remettant son précieux sac rempli de plusieurs rouleaux de papier :

— Martin… il y a là dedans — 1° un Cœur broyé. — 2° les Rires de Satan. — 3° les Facéties d’un Pendu… — Une lettre accompagne chaque manuscrit… Chaque manuscrit et chaque lettre est adressée à un libraire différent. Je te défends expressément de te dessaisir de chaque manuscrit à moins d’une somme de quatre mille francs. Total, douze mille francs… pour les trois manuscrits. Et surtout… Martin… surtout ! ne reçois ces sommes qu’en or, entends-tu bien ?…