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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés III (1850).djvu/6

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— Je te paye à déjeuner… et tu n’es pas mon camarade ? Ah çà… est-ce que tu serais fier ? Alors, bonjour, je n’aime pas les fiers.

— Je ne suis pas fier… — dis-je en hésitant.

— Alors donne-moi le bras.

Et il me fallut prendre le bras de ce misérable ; je baissai la tête, écrasé de honte ; un moment j’eus la pensée d’abandonner cet homme ; mais je sentais de plus en plus les douloureux vertiges que cause le besoin de manger depuis longtemps inassouvi ; mes forces, soutenues jusqu’alors par une surexcitation fébrile, commençaient à m’abandonner… deux ou trois fois une défaillance subite rendit mes pas chancelants, et malgré le froid, la sueur inondait mon front, En marchant ainsi côte à côte avec ce bandit, j’éprouvais une secrète épouvante… Je pensais aux conséquences de la fatalité de la faim…

Puis, invoquant deux souvenirs sacrés pour moi, celui de Claude Gérard, celui de Régina :

Me blâmeraient-ils, réduit à la position désespérée où je suis plongé, malgré mes efforts pour en sortir, me blâmeraient-ils d’accepter la ressource que m’offre ce misérable ? et, d’ailleurs, cette vie que je dispute à la plus affreuse misère, peut être utile à Régina, maintenant que je suis sur la trace d’un secret sans doute très-important pour elle !

Absorbé par ces réflexions, silencieux, abattu, la tête baissée pour cacher ma confusion, je marchais au bras de mon sinistre compagnon.

— Tu n’es pas jaseur, — me dit-il.

— Non.

— Tu tapes mieux que tu ne parles… à ton aise, c’est comme crâne tapeur que je t’ai invité… Ah ça ! nous voilà devant la cantine… allons… passe devant… je te fais les honneurs.

Et le bandit me poussa devant lui dans un cabaret situé à l’angle de l’une des petites rues qui avoisinent le quai.

— Donnez-nous un cabinet, — dit le cul-de-jatte à la fille de service.

Et, s’adressant à moi :

— On est plus libre… on peut causer de tout…