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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés III (1850).djvu/98

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taine de mille francs disponibles pour un an environ, car je guigne toujours cette fameuse ferme de Brie… C’est un gros nanan, mais, tôt ou tard, il sera dans mon sac.

« N’oubliez pas d’aller demain matin chez l’intendant du petit marquis. Toute à vous, mon bon vieux.

« Malvina Charançon. »

— Et cet amour de femme-là n’a pas dix-huit ans ! — s’écria le marchand de jouets après avoir lu. — Quelle tête ! quelle intelligence pratique des affaires !

Puis s’adressant à la soubrette :

— Tu diras à ta maîtresse que c’est bien… Je ferai exactement ce qu’elle demande. En voilà une qui te paye régulièrement tes gages… j’en suis sûr, hein ?…

— Oh ! Monsieur… je crois bien ! je les place chez elle… Ma maîtresse !! c’est plus sûr qu’un notaire !!

Et la soubrette sortit pour aller sans doute rejoindre le chasseur, qui n’avait pas probablement quitté le passage.

La nuit était alors tout à fait venue. Soudain d’éblouissants jets de gaz éclairèrent le passage et l’intérieur de la boutique du marchand de jouets. Cet homme ôta son chapeau et rabaissa le collet de sa redingote.

Je reconnus mon ancien maître… la Levrasse.

Une sorte de frayeur rétrospective me fit un instant frissonner, surtout lorsque j’eus remarqué les profondes cicatrices d’une large brûlure qui s’étendait depuis le bas de la joue jusqu’au front, brûlure sans doute occasionnée par l’incendie de la voiture nomade, allumé par Bamboche ; la figure de la Levrasse était toujours imberbe, blafarde et sardonique. Il me parut à peine vieilli ; seulement au lieu de porter ses cheveux à la chinoise, il les portait coupés très-ras et en brosse, ce qui changeait peu l’aspect de sa physionomie. Je ne pus maîtriser une certaine émotion en présentant la lettre de Robert de Mareuil ; mais je ne ressentais pour le bourreau de mon enfance aucune haine personnelle, si cela peut se dire ; c’était un mélange de dégoût, de mépris et d’horreur qui me soulevait le cœur ; j’aurais