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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés IV (1850).djvu/117

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cynisme que la licence des jours de carnaval pouvait seule imaginer. J’eus de la peine à surmonter l’espèce de vertige que devaient causer aux nouveaux initiés cette chaleur, ce tumulte, cette odeur nauséabonde et suffocante ; ma figure, si étrangement enluminée, m’attira d’abord force interpellations en langage intraduisible, puis je fus oublié.

M’éloignant quelque peu du prince, je le dépassai, puis je revins sur mes pas afin de le croiser et de l’examiner attentivement.

Malgré ses fréquentes libations, et quoi qu’en eût dit Jérôme, M. de Montbar ne me parut pas gris ; sa démarche était ferme, ses traits pâles, ses yeux rougis et ardents, son sourire amer.

Évidemment pour moi, une pensée triste, profondément triste, dominait le prince malgré lui, au milieu de l’étourdissement, de l’hébétement passager où il cherchait à se plonger.

Je remarquai sur sa physionomie une expression de dégoût, de colère concentrée, lorsque, ballotté çà et là par le courant de cette tourbe ignoble, il était brutalement repoussé ou apostrophé en langage des halles.

Un quart d’heure après notre arrivée, voulant sans doute triompher de ces délicatesses inopportunes et s’étourdir jusqu’au vertige, M. de Montbar choisit l’occasion d’un galop furieux qui tourbillonnait dans la salle, prit sans façon par la taille une horrible bergère isolée qui se prêta de la meilleure grâce à cet enlèvement, et se précipita, avec sa danseuse, au milieu de la ronde effrayante, en poussant, comme les autres danseurs, des cris forcenés.

D’un saut je fus sur les marches de l’escalier qui conduisait aux galeries latérales.

De là je pus presque toujours suivre le prince du regard ; malgré ses emportements désordonnés, il n’y avait chez lui ni joie, ni enivrement ; il me parut possédé d’une sombre frénésie. Au lieu de se colorer par l’animation de cette course furibonde, son visage devenait de plus en plus livide… son sourire de plus en plus contracté…

Ce prince, si incroyablement doué par la nature et par la fortune… cet homme, le mari de la femme la plus adorable qui fût au monde… cet homme, portant un des plus beaux noms de France… cet homme m’apparaissant ainsi emporté dans le torrent d’êtres crapuleux, m’inspira de nouveau une commisération profonde…

Se jeter à corps perdu dans une telle fange pour oublier de grands chagrins, cela me paraissait pire que le suicide.