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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés IV (1850).djvu/119

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j’ai simulé une pointe d’ivresse, et affecté de prendre le grossier langage des habitués du lieu.

— Ah çà ! mille-dieux ! est-ce qu’on boit les uns sans les autres ? — ai-je dit à mon maître en lui frappant familièrement sur l’épaule.

M. de Montbar, relevant brusquement la tête, me regarda avec hauteur, d’un air surpris et irrité.

— Eh bien ! après ? — repris-je en le fixant ; — je te dis, mon vieux, qu’un homme qui boit seul me fait de la peine… c’est un célibataire… de bouteille…

— Au fait… tu as raison, — répondit le prince, dont le courroux fit place à une sorte de gaieté factice et amère, — c’est ennuyeux de boire seul… Et d’ailleurs, rien que pour l’affreux tatouage dont tu t’es barbouillé la face… tu mérites qu’on te paye bouteille : demande un verre… et trinquons.

— À la bonne heure… Garçon, un verre ?

— Voilà…

— Eh bien, t’amuses-tu beaucoup ici, toi ? — me dit le prince après une pause, — voyons, es-tu bien gai ?

— Et toi, mon vieux, t’amuses-tu ?

— Pardieu, — reprit le prince. — il faut bien que je m’amuse… puisque je suis ici.

— C’est pas une raison…

— Bah !

— Tous les jours on va quelque part, et on s’y embête.

— Alors, pourquoi y aller ?

— Pourquoi est-ce qu’on se soûle ? Hein, mon vieux ? C’est pas pour le vin ou l’eau-de-vie, liquides à faire tousser le diable.

— Pourquoi boire, alors ?

— Eh, mille-dieux ! pour s’étourdir, pour oublier… ce qui vous scie…

— Ah ! — me dit le prince avec un air de réflexion et de tristesse dont je fus frappé, — ah ! toi, c’est pour t’étourdir… pour oublier… que tu bois ?

— Pardieu ! je traîne le boulet toute la semaine… et le dimanche… quand je bois, je suis roi, comme dit la chanson, et puis… on peut te dire ça, à toi… mon vieux… un ami…

— Un ami ?

— Une connaissance… si tu veux.

— Ah ! tu me connais ?