Aller au contenu

Page:Sue - Les misères des enfants trouvés IV (1850).djvu/120

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Comme si je t’avais élevé au biberon.

Le prince haussa les épaules et reprit.

— Eh bien ! voyons… qu’est-ce que tu peux dire à… un ami… puisque je suis ton ami ?

— Mon vieux, j’ai des peines de cœur.

Le prince partit d’un éclat de rire sardonique et reprit :

— Des peines de cœur ? toi, ça doit être curieux ; raconte-moi ça.

— Figure-toi… mon vieux… que j’ai une femme…

— Ah ! diable…

— Eh bien !… mon pauvre vieux… ma femme…

— Ta femme ?

— Elle me fait l’effet de m’enfoncer… de m’abîmer avec un autre.

— Vraiment ! — dit le prince ; et son visage s’assombrit ; soudain, son sourire devint presque douloureux ; — vraiment, mon pauvre garçon… ta femme… te cause des peines de cœur ?

— Une bien belle femme pourtant !…

— Ce sont toujours celles-là… Et tu es sûr ?

— Trop sûr, mon pauvre vieux… et avec ça… un militaire…

— Un militaire ?

— Un soldat du génie…

Le prince tressaillit, devint pourpre, mais il se contint.

— Un homme superbe… cinq pieds six pouces, et si tu le voyais en uniforme, mon pauvre vieux… en uniforme surtout… il est…

— C’est bon… — me dit brusquement M. de Montbar en frappant sur la table ; — assez…

— N’est-ce pas, mon vieux… c’est tout de même fichant de se dire : ma femme… une si belle femme… me…

— Eh ! qu’est-ce que cela me fait à moi… ta femme ? — s’écria le prince avec impatience.

— Après ça, — continuai-je sans avoir égard à l’interruption de mon maître, — faut être juste… ma femme était dans son droit…

— De quoi te plains-tu alors ?

— De quoi je me plains, mon vieux ? Mais figure-toi donc… que, malgré son soldat du génie… avec qui elle m’abîme… je l’adore tout de même…

— En ce cas, tu n’es qu’un lâche ! — s’écria mon maître, de plus en plus irrité des singuliers rapprochements qu’il voyait sans doute entre ma position supposée et la sienne, — tu es un misérable… si tu l’aimes encore…