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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés IV (1850).djvu/13

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— Il s’agissait d’une affaire d Europe, Monsieur !… — s’écria le cuisinier diplomatique, — et vous allez voir pourquoi : il y avait eu jusqu’alors, comme je l’ai dit, une rivalité terrible entre MM. les ambassadeurs, mais une rivalité loyale… Malheureusement cette loyauté eut son terme ; le jour de ce dîner solennel… un lâche, un infâme, au lieu de combattre à ciel… ou plutôt à fourneau découvert, soudoie à prix d’or un des aides du chef des cuisines de Mgr le prince de Metternich… je ne sais quelle abominable drogue fut mélangée à la plupart des mets de ce dîner royal… traité avec tant d’amour, tant de respect par le chef des cuisines du prince… et…

— Oh ! oh !… je devine la chose, — dit Leporello en riant.

— On n’était pas au dessert, — s’écria le cuisinier dans son indignation généreuse contre un si indigne procédé, — que déjà plusieurs de MM. les membres du corps diplomatique, ressentant de graves incommodités, étaient obligés de quitter la table… Quelques légères indispositions s’ensuivirent, la signature des traités fut reculée de plusieurs jours… et Dieu sait les intrigues qui se croisèrent pendant ces trois jours ! — ajouta le cuisinier d’un ton mystérieux et diplomatique.

— Le fait est que c’était faire aller un peu drôlement la diplomatie, — dit Leporello.

— Le pis de l’affaire… — ajouta tristement le cuisinier, — c’est que l’auteur de cette infamie n’ayant jamais été connu, les soupçons ont tour à tour plané sur l’Angleterre, sur la Russie, sur la France !  !… Sur la France !… oh ! jamais, je proteste… je protesterai toujours… Si je me permettais d’accuser quelqu’un, j’accuserais la Prusse, car son chef de cuisine était un malheureux fouille-au-pot… digne à peine de fricoter… c’est le mot, pour un de vos ministres, Mademoiselle Astarté.

— Je crois bien… dîner de ministre, c’est tout dire, — reprit Astarté.

— Sauf un… — reprit le cuisinier, — car il faut être juste… S. E. Mgr le comte M*** a été le seul ministre, lorsqu’il avait l’honneur de diriger les affaires étrangères, chez qui on ait jamais mangé un dîner de cinquante couverts chaud à point et exquis ; mais cela s’explique : M. le comte M*** est un grand seigneur qui a conservé les bonnes traditions. Du reste, après les dîners de ministre, ce que j’ai vu de plus atroce… ce sont les dîners de famille d’un Américain colossalement riche, chez qui je me suis fourvoyé pendant trois mois… Gigot aux haricots, pièce de bœuf aux choux, flan aux pommes de terre,