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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés IV (1850).djvu/142

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mour,… non… pas plus que la passion du jeu n’exclut l’amour… Les joueurs forcenés ne sont-ils pas souvent aussi passionnément amoureux ?… Vous m’accablez parce que vous m’avez vu écrire un nom doublement sacré pour moi, je le sais, sur la table d’un cabaret… Savez-vous seulement quelle était alors ma pensée ?

— Oui, je le sais maintenant, — m’écriai-je, de plus en plus touché de la franchise des aveux du prince. — Dès que vous aviez pris les vêtements, l’apparence, le langage et jusqu’aux vices de ces malheureux que l’ignorance et la pauvreté dépravent, vous vous plaisiez, par une bizarre fantaisie, à vous croire l’un d’eux. Et pendant cette aberration, complétée souvent par l’ivresse, vous éprouviez le même vertige d’étourdissant bonheur qu’aurait éprouvé l’un des misérables au milieu desquels vous étiez attablé, s’il s’était dit : j’aime et je suis aimé de la plus belle, la plus noble jeune fille qui soit au monde.

— C’est vrai, souvent j’ai éprouvé cela, — me dit le prince, de plus en plus surpris.

— Et plus tard, — repris-je, — lorsque cette noble et charmante jeune fille, qui vous aimait avec idolâtrie, est devenue votre femme… toujours poussé par cet étrange besoin de contrastes, vous avez été porter, au milieu des misères et des dégradations de toute sorte, votre bonheur caché, de même que l’homme du conte oriental cachait sous ses haillons un diamant qui eût payé la rançon d’un roi !

— C’est encore vrai, — s’écria le prince, dont l’étonnement allait croissant, mais dont l’irritation amère semblait diminuer à chaque instant. — Comment avez-vous ainsi presque deviné mes impressions ? Encore une fois, Monsieur, je vous le demande, non plus avec menaces… mais presque comme une prière, quel intérêt singulier vous amène auprès de moi ? Enfin, qui êtes-vous ?

— Mon nom… vous ne le saurez jamais… Monsieur.

— Jamais ?

— Quoi que vous fassiez…

— C’est ce que nous verrons, — s’écria le prince.

— Vous le verrez… Monsieur… Quant au motif qui m’amène auprès de vous, j’oserais presque dire que tout à l’heure… j’étais un juge…

— Un juge !

— Mais maintenant, croyez-moi, Monsieur, — ajoutai-je d’une voix pénétrée, — c’est un ami… permettez-moi ce mot… un ami sincère qui vous parle… et bientôt des faits vous prouveront que je dis vrai.