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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés IV (1850).djvu/22

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ne recevais jamais ces gens-là qu’une fois sur cinq ; mon Dieu ! que c’est assommant ! Allons, puisque vous avez dit que j’y étais, faites entrer. — Et une fois que le bélier est entré, il fallait voir les poignées de main, et entendre les : comme vous êtes rare, mon cher Monsieur ! on ne vous voit jamais ! etc. ; ce qui n’a pas empêché Monsieur de me dire, une fois que le bélier a eu les talons tournés : — Si vous avez le malheur de recevoir ce Monsieur-là avant quinze jours d’ici… je vous laisse avec lui… Et vrai, ça m’a fait peur… seul avec le bélier !!

— Ah ! fameux, le bélier ! — s’écria Leporello en éclatant de rire. — Fameux ! le mot restera ! Ça me rappelle qu’il y a un an je cherchais un petit appartement pour les rendez-vous de mon maître ; j’entre dans une maison superbe… trop superbe pour la chose ; c’est égal, je parle au portier. — Avant tout, mon garçon, — me dit cet animal de loge, — je dois vous prévenir que le propriétaire tient à ce que sa maison soit parfaitement propre. — Après ? — Votre maître a-t-il des chiens ? — Non. — Des enfants ? — Il en fait, mais il n’en a pas, vu qu’il y en a qui en ont et qui n’en font pas. — Est-il député ? — Non plus : mais pourquoi, diable ! cette question ? — dis-je au portier. — Parce que nous avons logé un député au cinquième, — me répond le cerbère, — et en deux mois ses gredins d’électeurs limousins ont fait une telle procession avec leurs souliers crottés, qu’ils nous ont perdu l’escalier ; c’était une boue comme dans la rue.

La gaieté causée par le récit de Leporello fut interrompue par l’arrivée de Madame Gabrielle, femme de charge du comte Duriveau.

La venue de cette femme excita au plus haut degré mon inquiétude et mon attention. Ses moindres paroles, sa physionomie, furent pour moi l’objet d’un examen pénétrant.

— Ah ! bonsoir, ma chère ; comme vous venez tard ! — lui dit Juliette. — Les gâteaux sont tout froids, et le thé aussi.

— Je suis encore bien heureuse d’avoir pu venir, allez !! — répondit cette femme assez âgée, grande, forte, à la figure virile, — je n’y comptais plus… Monsieur est un si fameux tyran !!

— C’est ce que je disais à ces dames, — reprit Juliette ; — mais par quel heureux hasard avez-vous pu vous échapper ?

— Hasard est le mot, un vrai hasard : Figurez-vous que, depuis quelques jours, — reprit la femme de charge du comte Duriveau, — Monsieur était d’une humeur de dogue, à peu près comme à son ordinaire ; il a par là-dessus la manie, vous le savez, de ne pas vouloir