Page:Sue - Les misères des enfants trouvés IV (1850).djvu/24

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qu’il y a done ? Monsieur avait tantôt l’air méchant comme un diable, et ce soir, il est gai comme un chat-huant qui va croquer une souris !  ! — Je ne sais pas, — me répond Balard. — Il avait l’air aussi fou de joie à dîner. — Mais à propos de quoi cette joie-là ? — Je n’en sais rien de rien… parole d’honneur. — Voyons, Balard, entre amis ? — Je vous jure, ma chère, que tout ce que je sais, c’est qu’au moment où Monsieur allait se mettre à table, un commissionnaire a apporté une lettre, vilain papier, vilaine écriture, et je crois même cachetée avec du pain mâché. Je remets cette lettre à Monsieur ; il la lit et s’écrie : Enfin ! d’un air aussi content que si tous ceux qu’il déteste avaient la corde au cou, et qu’il n’ait plus qu’à la tirer ; enfin après avoir jeté la lettre au feu et l’avoir vue brûler, il s’est mis à marcher ou plutôt à sauter dans sa chambre, en se frottant les mains et le menton, en riant… en riant, mais tout de même d’un drôle de rire… — Et voilà tout ce que vous savez ? — dis-je à Balard. — Voilà tout, ma chère Madame Gabrielle, je vous jure… par la dernière douzaine de taies d’oreiller en batiste de rebut que vous m’avez délicatement donnée pour mon épouse, — m’a répondu Balard. — Il fallait bien le croire… Et voilà, pour ce qui est de chez nous, tout ce que j’ai de plus frais à vous servir… Là dessus, donnez-moi une tasse de thé avec un peu de rhum, ma petite Juliette, car j’étrangle de soif.

Étrange pressentiment… je fus effrayé de ce que je venais d’apprendre par la femme de charge du comte Duriveau. Je ne sais quel instinct me disait que la joie atroce de cet homme, ainsi qu’avait dit Mme Gabrielle, avait pour cause la réussite de quelque détestable projet ; que peut-être il se voyait sûr de sa vengeance contre Régina. Cette lettre, qui avait causé une joie folle au comte Duriveau ; cette lettre écrite et cachetée d’une manière si vulgaire, et ensuite soigneusement brûlée par lui… me semblait significative ; ne trahissait-elle pas des relations complétement en dehors des relations habituelles de M. Duriveau ? Et s’il machinait une basse vengeance contre Régina, n’était-ce pas dans quelque milieu ténébreux qu’il devait chercher ses complices, ainsi que l’avait redouté le docteur Clément ?… Enfin, l’espérance ou même la certitude d’une vengeance éloignée n’eût pas causé une joie si vive à M. Duriveau. Sans doute, il croyait toucher au but qu’il poursuivait depuis longtemps ; mais si mon pressentiment ne me trompait pas, ce but, quel était-il ? cette vengeance, où et comment devait-elle s’accomplir ?