Aller au contenu

Page:Sue - Les misères des enfants trouvés IV (1850).djvu/315

La bibliothèque libre.
Cette page n’est pas destinée à être corrigée.

+—

LE BERGER DE KRAVAN.

AU CITOYEN SOBRIER,

ACCUSÉ DEVANT LA HAUTE COUR DE JUSTICE DE BOURGES,

Frère, je te dédie ce nouveau petit livre, écrit, ainsi que les autres, pour nos frères qui souffrent ; accepte-le comme une nouvelle preuve de profonde sympathie politique et d’inal- térable amitié.

Tu ne veux pas te défendre devant un tribunal exceptionnel ; je perds l’occasion d’aller dire à Bourges, bien haut et du fond de l’âme, l’attachement, la haute estime que m’ont toujours inspirés ton généreux cœur, lon caractére si loyal, si élevé.

Puisse la publicité de ce petit livre suppléer au témoignage que J’aurais été si fier de donner de toi devant les juges que tu récuses |

À toi de cœur.

EUGÈNE SUE. Aux Bordes, 17 mars 1849,

Il

Comment le père Mathurin. à propos d’un AIGEON, trouvait que les agneaux de ses brebis étaient plus heureux que les enfunts des pauvre gens. — Comment le père Mathurin ne se trompait point, vu que les documents officiels prouvent qu’en de certaines localités SUR VINGT ET UN MILLE enfants 1 en MEURT énviron VINGT MILLE SEPT CENTS avant l’âge de sept ans. — Comment dès lors le père Mathurin trouvait peut-être un peu risquée la bucolique suivante de M. Tiers, extraite de son beau petit livre de La PROPRIÈTE : — NOTRE SOCIÈTÉ, ÉPANOUIE COMMEUNE FLEUR A LA RO- SEE ET AU SOLEIL, S ETALE DE TOUTES PARTS AUX YEUX CHARMES QUI LA CONTEMPLENT,

La bergerie du père Mathurin, le berger de Kravan, notre vieux patriote de 92, dépen- dait d’une métairie de nos environs ; depuis plusieurs jours, je n’avais pas rencontré le vieillard dans les pacages où il conduisait habituellement son troupeau ; l’un des soirs de ces derniers jours de février, si chauds, si printaniers, je me rendis à la bergerie du père Mathurin ; le soleil allait disparaître derrière le rideau de grands sapins, qui au loin s’étendait à l’horizon ; j’entrai dans la cour de la métairie ; je vis le vieux berger au milieu d’une partie de sa froupée, composée de brebis qui avaient mis ou qui allaient bien- tôt mettre bas, tant la saison est douce et hâtive cette année ; bon nombre de petits agneaux, dont le plus vieux avait deux ou trois jours, et le plus jeune seulement quelques heures de naissance, étaient là, bêlant, s’ébattant sur la paille fraîche ou se pendant aux mamelles gonflées de leurs mères. |

Le père Mathurin ne m’aperçut pas d’abord ; il était à genoux, nu-tête, ses longs cheveux blancs tombant sur ses épaules, couvertes de sa roulère grise à raies brunes ; il tenait entre ses bras un agneau qui venait de naître, et le regardait avec une expression de tristesse et de pitié dont je fus surpris ; je m’approchai ; le vieux berger disait à demi-voix, comme s’il se füt adressé à l’agneau :

— Pauvre cher pelit.. pauvre digeon... 11 y a donc des créatures du bon Dieu, chez les bêtes comme chez les hommes, qui semblent en naissant vouées à l’abandon.

Et la figure du vénérable berger me parut chagrine,

— Bonsoir, père Mathurin, — lui dis-je,

— Ah ! c’est vous, monsieur, — reprit-il en se retournant ; — vous me voyez bien peiné.…

— Qu’avez-vous donc, père Mathurin ?