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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés IV (1850).djvu/316

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396 LE BERGER DE KRAVAN.

Le vieillard, secouant la tête en me montrant l’agneau qu’il tenait entre ses bras et qui poussait de petits bélements plaintifs, me répondit :

— Encore un pauvre aigeon, monsieur ; c’est le second de cette année. pourvu qu’il soit le dernier...

— Un aigeon ?... et qu’est-ce que cela, père Mathurin ?

Le vieillard m’indiqua du doigt une belle et grasse brebis blanche, à la tête et aux pattes fauves, et me dit :

— Regardez bien, monsieur, là-bas... cette brebis... près du hangar ! c’est la plus belle de ma troupée, car je l’appelle la sans-pareille… Elle estla mère de ce pauvre pe- tit. et pourtant vous allez voir,

Et le père Mathurin déposa l’agneau sur la paille... aussitôt il fit un bond joyeux, et avec un instinct merveilleux, se faufilant à travers plusieurs brebis allaitant leur progéniture, il alla retrouver sa mère, éloignée de nous de vingt pas environ ; la sûreté de l’instinet de l’agneau ne m’étonna pas, Je savais avec quelle incroyable sagacité ils savent reconnaître leur mère, et comment celles-ci de leur côté ne se laissent jamais teter par d’autres que leurs petits : l’aigeon, ainsi que l’appelait le vieux berger, courut donc à la brebis, se glissa sous elle pour atteindre à son pis... mais bientôt celle-ci le repoussa d’un coup de tête, el s’éloigna ; plusieurs fois de suite l’agneau la poursuivit en bélant, et reçut ce mauvais accueil ; ainsi rebuté, l’aigeon tenta vainement de s’approcher de plusieurs autres brebis : celles-ci, ne le reconnaissant pas pour être à elles, le reçurent aussi peu mater. nellement, et il se mit à pousser de nouveau des bélements plaintifs.

— Pourquoi done, père Mathurin, cet agneau est-il ainsi délaissé par sa mère ?

— Hélas ! monsieur, je vous l’ai dit, parce quec’estun aigeon : nous appelons ainsi les agneaux que leur mère, on ne sail pourquoi, ne peuvent pas souffrir. Jamais elles ne se laissent teter par eux ; heureusement il y a peu de ces mauvaises mères-là... et au bout du compte, les petits agneaux des bergeries, de même que les petits des chevrettes ou des biches des boïs, sont souvent moins à plaindre que les enfants des pauvres gens ; les agneaux et les chevreaux du bon Dieu trouvent toujours (sauf un œigeon sur cent) un bon lait dans les mamelles intarissables de leur mère ; et sous sa chaude toison un abri contre le froid... Puis enfin, quand ils peuvent brouter, l’herbe fleurie ne leur manque point dans les bois ou dans les champs. Maïs combien, hélas ! j’en ai vu, monsieur, dans nos campagnes, de pauvres eufants transis de froid, pressant en vain le sein tari de leur mère grelottante épuisée par la misère ! Qui, oui, les petits des bêtes sont souvent moins à plaindre que bien des petits malheureux ; car enfin, il n’y à guère qn’un aigeon sur cent agneaux, el Je suis sûr que sur cent enfants pauvres il y en a la moitié qui pâuis- sent ou qui meurent...

— La moitié... père Mathurin ?... ah ! malheureusement vous êtes bien loin de la vérité,

— Comment donc cela, monsieur ?

— Sur vingt et un mille enfants qui naïssent dans certaines villes de France, savez- vous combien il en survit de ces enfants avant l’âge de cinq ans ?

— Sur vingt el un mille, monsieur, dame ! mettons qu’il en survit dix mille de ces pauvres enfants.

— Allez toujours, père Mathurin.

— Peut-être huit mille ?

— Allez... allez.

— Oh ! mon Dieu ! monsieur, six mille.,, seulement ?

— Hélas. allez encore, père Mathurin.

— Vous m’effrayez, monsieur... Combien en survit-il donc alors ? quatre mille... trois mille ?

— Plètà Dieu, père Mathurin, mais vous êtes encore loin de compte !

— Tenez... monsieur, — me dit le vieux berger en me regardant avec une douloureuse