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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés IV (1850).djvu/331

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LE BERGER DE KRAVAN. 311

— [ls deviennent presque toujours criminels, père Mathurin , ils peuplent les prisons, les galères, et, pour les y garder et les nourrir, on dépense dix fois plus qu’il n’en eût coûté pour les empêcher d’y aller en leur assurant du travail ; mais, il n’importe, c’est celte société si belle, si parfaitement ordonnée, comme vous voyez, que les fameux dé- fenseurs de l’ordre proclament admirable et sacrée ! Ah ! père Mathurin, que ce serait bouffon si ce n’était odieux ! Si vous saviez parmi ces enragés défenseurs de la famulle, de la religion, de la propriété, combien il y a de banqueroutiers frauduleux, de corrom- pus et de corrupteurs, de gens vendus ou à vendre, de fripons tarés, de vieux libertins blasés, de eyniques adultères ! Et ces gens-là calomnient, insultent et traquent comme des bêtes fauves ces socialistes dont la vie probe et honnête défie le grand jour, et dont le seul crime est de chercher et d’indiquer les moyens légaux, pacifiques, de changer le mal en bien ! Chaque jour on les dénonce comme les ennemis de la société, Cette seule accu- sation est juste : ils sont peu les amis d’une société ainsi faite.

— Ça secomprend de reste, monsieur, et pourtant M. Cousin est comme les autres sa- vants hommes ; il trouve que tout va bien ; que s’il y a des malheureux, c’est qu’il doit y en avoir, la preuve... qu’iky en a. Qu’est-ce qu’on peut répondre à cela, monsieur ?.., Pourtant j’ai encore noté ceci, pages 43 et 44 :

« Un malheureux est là, souffrant devant nous ; notre conscience est-elle satisfaite si » nous pouvons nous rendre le témoignage de n’avoir pas contribué à sa souffrance ? Non, » quelque chose nous dit qu’il est bien encore de lui donner du pain, des secours, des » consolations, Mais, il faut bien le reconnaitre, la charité peut avoir aussi ses dangers, » elle tend à substituer son action propre à l’action de celui qu’elle veut servir ; elle ef- » face un peu sa personnalité, se fait en quelque sorte sa providence : pour étre utile aux » dutres on s’impose à eux, et on risque d’altenter à leurs droits. »

— Par ma foi, monsieur, — reprit le vieux berger après avoir lu ce passage, — je vous l’avoue, je ne comprends point très-bien cette belle délicatesse-là… Je vois mon prochain manquer de pain, je partage mon morceau avec lui, en quoi diable est-ce que je risque d’altenter à ses droits (comme dit M, Cousin) ? m’est avis que j’attente tout au plus à son droit de crever de faim (droit que cette belle société dont nous parlons se fait un plai- sir de reconnaître à un chacun, faut être juste). Et puis enfin, monsieur, est-ce qu’il ne vous semble point que les mauvais cœurs pourraient se dire, après avoir lu le petit livre de M, Cousin : « D’abord les malheureux n’ont pas le droit d’exiger une obole de moi. » Jen verrais mourir, dix, vingt, trente, cent, faute d’un secours que je pourrais facile- » ment leur donner, que je serais dans mon droit, j’aurais la loi pour moi ; me voilà donc » bien tranquille de ce côté... Mais il y a mieux ; si j’avais la fantaisie de leur donner » quelque chose, à ces malheureux, il faut bien prendre garde. je risquerais d’attenter » à leurs droits. Ma foi, le mieux est de ne leur rien donner du tout... C’est moins cher » et moins attentatoire [I »

— Certes, père Mathurin, les mauvais cœurs pourraient malheureusement interpréter ainsi les paroles de M. Cousin... Mais elles ont, à son insu peut-être, un autre sens ; ce . sens, le voici : — Bien des gens, sous prétexte de charité, d’assistance et même de tra-

vail donné ou offert, exigent, en retour de leurs bienfaits calculés, obéissance complète, souvent servilité, bassesse et hypocrisie ; certains prêtres, certains dévots, certains enne- mis de la République sont de ce nombre ; ils disent à ceux qui dépendent d’eux : « Vote » pour celui-ci, vote pour celui-là, va au prêche et à confesse, sinon point d’aumône, » point de travail. »

— Cela est vrai, monsieur, et me fait songer qu’après avoir fini de parler des petits li- vres, J’aurai deux mots à vous dire sur les élections prochaines,

— Nous en causerons, père Mathurin. Or, vous concevez que la charité pratiquée dans le but d’asservir son semblable, dégrade celui qui donne et celui qui reçoit, Aussi les ci- toyens ne seront-1ls véritablement libres que lorsque leur droit à un travail honorablement