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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/10

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— Le fait est que M. le comte n’est pas ce qui s’appelle tendre ; mais il est juste ; s’il ne vous passe rien, il ne vous gronde jamais à tort. Après ça, on dit qu’autrefois il était très-bon enfant, et qu’il n’y avait personne au monde de plus avenant que lui à un chacun.

M. le comte… bon enfant… vous abusez de ma candeur, père Latrace.

— Si bon enfant, qu’il en était faible.

M. le comte… faible… vous abusez de ma pudeur, père Latrace.

— Mais tout d’un coup, de mouton M. le comte est devenu loup.

— On l’aura tondu de trop près !

— C’est possible ; du reste, il aime la chasse avec passion, et, pour moi, cette qualité-là remplace toutes les autres, — dit Latrace en souriant.

— Sans compter que tout chasseur est féroce pour les braconniers, autre vermine malfaisante ; témoin ce gueux de Bête-Puante, le bien nommé ; il a beau se donner des airs de toujours m’échapper, tôt ou tard… foi de Beaucadet, je le pincerai.

— Et vous ferez bien, — dit le vieux piqueur, dont le visage trahit une légère inquiétude, — vous ferez bien ; M. le comte vous en saura gré, car il aime la chasse en vrai forcené.

— Parbleu ! arrivé d’avant-hier, le voilà en chasse aujourd’hui.

— Écoutez donc, monsieur Beaucadet, voilà bientôt huit mois que ni lui ni son fils n’ont touché un fusil ou entendu le son d’une trompe, puisqu’ils sont partis d’ici en mars, à la fermeture de la chasse… car c’est pas vous, monsieur Beaucadet, qui vous priveriez de déclarer procès-verbal si l’on chassait plus tard que le 12 mars.

— Et je m’en fais honneur et gloire ; respect à la loi, dont je suis l’image ! Le 12 mars fermeture de la chasse, tout le monde doit le savoir, car nul n’est censé ignorer la loi, a dit le législateur… un vieux roué !… — ajouta M. Beaucadet, en manière de parenthèse, avec un malin sourire, — c’est ce que je répète tous les jours à ces traîne-la-mort de paysans solognaux quand ils me disent d’un ton geigneux : — Mais, monsieur Beaucadet, j’ignorais que c’était défendu de faire ça. Je ne peux pas connaître la loi, moi, on ne me l’a jamais lue, et je ne sais pas lire.

— Au fait, quand on ne sait pas lire, — dit le vieux piqueur en secouant la tête, — et qu’on ne vous a jamais lu la loi… comment la connaître ?