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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/9

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— J’abusais de votre ancienne jeunesse, père Latrace.

— Dame, ils disent dans le pays qu’on vous a vu quelquefois courir dans la lande, avec vos grandes bottes, tenant votre cheval par la bride, pour aider la petite Bruyère à rassembler ses dindes.

— Moi !

— Oui, monsieur Beaucadet ; et on ajoute qu’un jour que vous aviez voulu batifoler avec la petite Bruyère, malgré elle, ses deux gros coqs-d’Inde, qu’on croit qu’elle a charmés et qui sont si méchants qu’ils la défendraient aussi bien qu’un chien, vous ont sauté à la figure ; même que vous avez eu le nez tout becqueté, quoique vous tâchiez de parer les coups de bec à coups de fourreau de sabre pendant que la petite Bruyère se sauvait en riant de toutes ses forces.

M. Beaucadet haussa le sourcil, releva fièrement son nez camard, et reprit de sa voix de procès-verbal, en tâchant de sourire ironiquement :

— De plus fort en plus farce ! moi, qui représente la force à la loi en chair et en os, je m’aurais aligné avec des coqs-d’Inde dont j’aurais été vaincu et becqueté pour avoir voulu bêtiser avec leur sorcière de dindonnière ! moi ! Assez blagué l’autorité, vieux farceur ; parlons d’autre chose. Voilà donc M. le comte de retour ? Est-il pour longtemps dans le pays ?

— Ma foi, je ne sais pas ; M. le comte n’est pas causant ; quand il a dit : Faites cela, il n’ajoute pas grand chose ; c’est un homme si raide et si dur !

— Lui ! M. le comte ! je le crois bien, — s’écria M. Beaucadet avec un sentiment d’admiration. — Voilà un propriétaire modèle ! aussi sensible aux si et aux mais, aux hélas ! et aux mon Dieu ! que le serait un boulet de canon ; toujours à cheval sur la loi, son droit et sa propriété ; voilà un pince-sans-rire, qui vingt fois m’a fait l’amabilité de m’envoyer coffrer quelques-uns de ces traîne-la-mort de Solognaux parce qu’ils avaient ramassé du bois mort dans ses bois… Digne homme, pas pour le bois mort ! mais pour le respect de la chose… Va ! je t’estime ! propriétaire féroce que tu es ! — ajouta M. Beaucadet en manière d’évocation jaculatoire. — Et, quand il veut, quelle figure ! Il y a des procureurs du roi et des commissaires de police qui payeraient de leur poche l’agrément d’un pareil physique, rien que pour faire trembler les malfaiteurs, Aussi, à côté du comte, avouez, père Latrace, que son fils le vicomte a l’air d’une femmelette.