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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/105

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volonté divine, au moment où, accomplissant leur destinée, ils fouillaient péniblement le sillon, grand nombre d’entre vous resteront à jamais dans cette position pour être les vivants symboles du sort immuable de votre race maudite et déshéritée

Et si des paroles d’une telle barbarie ne sont pas prononcées, des faits plus barbares encore s’accomplissent chaque jour.

L’isolement, l’abandon, une fin misérable, une agonie souvent remplie de tortures après des années d’un écrasant labeur ; tel est le sort qui, dans notre état social, attend les invalides de l’agriculture.

Aucune prévoyance tutélaire, aucune sollicitude pour l’avenir de ceux-là, instruments infatigables de la richesse foncière du pays.

Et pourtant… ceux-là cultivent le blé… et ils ne mangent jamais de froment.

Ceux-là sèment les verts pâturages, engraissent de nombreux troupeaux… et ils ne mangent jamais de viande.

Ceux-là font fructifier la vigne… et ils ne boivent jamais de vin.

Ceux-là récoltent la chaude oison des brebis… et ils grelottent sous de sales haillons.

Ceux-là façonnent le bois dont le foyer s’emplit, dont le toit s’édifie… et ils meurent sans feu et sans abri…

Enfin, pour ceux-là insouciance impitoyable, mépris homicide, heureux encore s’ils trouvent, comme le vieillard perclus, protégé de Bruyère, la litière d’une étable abandonnée pour y mourir au milieu de douleurs atroces.

À la vue de Bruyère, le vieillard perclus, roulé dans sa litière, interrompit ses douloureux gémissements, tourna péniblement la tête vers la jeune fille.

La face de cet octogénaire était livide et d’une effrayante maigreur ; le feu de la fièvre animait seul ses yeux caves à demi éteints ; couché sur le côté, ses genoux osseux touchaient sa poitrine décharnée ; depuis près de deux ans, ses membres étaient restés pour ainsi dire soudés dans cette position ; sa main droite avait seule conservé quelque liberté de mouvement.

Ce vieillard devait à la charité du métayer, bien pauvre lui-même, cet abri et le peu de grossière nourriture qu’il partageait avec les gens de la ferme. Pendant de longues années, le père Jacques, c’était le nom du vieillard, avait travaillé dans cette métairie, d’abord comme