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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/106

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laboureur défricheur ; mais ce rude métier, pratiqué au milieu des landes marécageuses, ayant développé chez lui les premiers symptômes de sa cruelle infirmité, le métayer, sûr de son zèle et de sa probité, lui avait confié son troupeau. Les fonctions de berger, quoique actives, ne demandent pas, comme le labour et le défrichement, un déploiement de forces vives ; le père Jacques conserva la garde du troupeau jusqu’au jour où, complétement perclus et absolument plié en deux, il tomba exténué sur la litière dont il ne devait plus se relever. L’isolement où on le laissait au fond de cette étable, l’acuité de ses douleurs incurables, la conscience de ne devoir être délivré que par la mort, avaient plongé le vieillard dans une apathie profonde, surtout remarquable par une opiniâtre taciturnité ; la seule personne en faveur de qui le vieillard rompait ce silence absolu, était Bruyère.

Quelques hommes, aussi singulièrement que merveilleusement doués par la nature, naissent géomètres, astrologues, peintres, musiciens, etc., etc. Par quel mystérieux phénomène ces organisations privilégiées atteignent-elles et dépassent-elles, souvent sans labeur et de prime-saut, la limite de certaines connaissances ? Nul ne le sait… mais c’est un fait aussi évident qu’inexplicable.

Le père Jacques était une de ces organisations privilégiées. Né agriculteur, dès longtemps il avait pressenti, non-seulement les améliorations, mais les révolutions que la science, que les études agricoles devaient apporter dans la culture (études et sciences malheureusement encore peu appliquées, grâce à l’effrayante ignorance où on laisse obstinément croupir la population des champs) ; de nombreuses expériences, pratiquées sur quelques pieds de terrain, avaient convaincu le père Jacques de toute la valeur de ses idées. Touchant à la géologie par la connaissance de l’action de différents engrais calcaires, comparés aux différentes natures du sol ; touchant à l’histoire naturelle par ses curieuses observations sur l’hygiène et sur la physiologie du bétail ; touchant enfin à la botanique, par un classement et une appropriation très-intelligents, des divers engrais végétaux, le père Jacques était un trésor de science pratique… et ce trésor, il l’avait longtemps tenu enfoui ; nul n’en avait soupçonné l’existence.

Cette dissimulation n’avait eu pour cause, ni la méchanceté, ni l’égoïsme, ni cette espèce d’âpre jalousie qui conduit quelquefois le savant à cacher ses découvertes avec autant de soin que l’avare son