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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/108

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titieux des habitants de ce pays solitaire, avait fait formellement promettre à Bruyère de ne jamais divulguer la source de son savoir, ses conseils devant avoir d’autant plus d’autorité, qu’ils sembleraient plus extraordinaires et plus mystérieux. L’espèce de prestige dont la jeune fille était déjà entourée, grâce à sa beauté, à son charme, à son originalité native, servit à souhait le père Jacques ; on eût raillé les conseils de l’octogénaire perclus ; dans la bouche de Bruyère, ils furent accueillis avec une surprise presque superstitieuse, et passèrent pour des oracles, lorsqu’on vit une heureuse réussite les accompagner presque infailliblement.

Tel était le secret de la science de Bruyère…

Malheureusement, plus tard, la douleur, l’isolement, l’âge enfin vinrent affaiblir l’esprit du vieillard ; sa mémoire s’effaça presque entièrement ; si parfois encore le passé se retraçait à son esprit, il prenait ces rares et vagues ressouvenirs pour des rêves récents ; depuis quelques mois, surtout, à peine la présence de Bruyère pouvait-elle l’arracher à sa morne apathie.

Deux fois, cependant, le père Jacques était sorti de sa torpeur, et avait adressé la parole à d’autres qu’à la jeune fille.

La première fois, il avait instamment demandé à entretenir le comte Duriveau, propriétaire de la métairie ; mais le comte ayant accueilli cette prière avec un dédain railleur, le père Jacques avait seulement répondu :

Il a tort, il a tort.

Puis, le pauvre perclus avait prié qu’on lui amenât le braconnier Bête-Puante.

Celui-ci vint.

Après un long et secret entretien avec l’ancien berger, entretien dans lequel le nom de martin fut fréquemment prononcé, le braconnier sortit de l’étable, pâle, bouleversé.

Et le père Jacques retomba dans son silence obstiné.

En vain le braconnier, revenant le lendemain, tenta d’arracher de nouveau quelques paroles au père Jacques ; celui-ci resta muet.

Une autre fois, en suite de la visite d’un inconnu qui avait l’apparence d’un paysan, et que l’on ne revit plus à la ferme, le père Jacques avait de nouveau mandé le braconnier et s’était encore longuement entretenu avec lui… Un mois environ après cette conversation (il y avait peu de temps de cela), l’une des deux chambres délabrées, occupées par le métayer, fut séparée de son logement par