Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/107

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

or… Non, une profonde, une incurable insouciance avait seule empêché le père Jacques de faire montre et application de son savoir. Quel intérêt, quelle incitation d’ailleurs pouvaient le porter, l’encourager à cela ? Que le champ de son maître rapportât beaucoup, ou peu ou point, que lui importait ? Son salaire insuffisant et son rude labeur étaient les mêmes ; dans sa naïve ignorance de soi, le vieux laboureur ne pouvait être poussé par l’ambition de passer pour un novateur. Pourtant, comme il était, après tout, bonhomme, et que les désastreuses traditions de la routine le révoltaient, plusieurs fois il se hasarda de donner quelques conseils, admirables de raisonnement et de savoir pratique ; on lui tourna le dos en le traitant de fou, et il se le tint pour dit ; désormais, agriculteur ou berger, il se contenta de fonctionner ni plus ni moins intelligemment que ses compagnons ; puis vint enfin le jour où, perclus de tous ses membres, il tomba sur la litière qu’il ne devait plus quitter. De ce moment, il sembla se vouer à un silence absolu.

Cependant, au bout de quelques mois de cette cruelle existence, privé de la distraction des objets extérieurs, en proie à d’atroces douleurs, face à face avec ses pensées, le vieillard ressentit comme un remords d’avoir rendu si longtemps stérile la merveilleuse aptitude qu’il tenait de Dieu, et qui aurait pu être si féconde.

Bruyère, alors âgée de quatorze ans, entourait le vieillard de la plus tendre sollicitude, et lui était chère à plus d’un titre ; la gentillesse et l’intelligence de cet enfant étaient extrêmes ; son esprit naturel s’était singulièrement développé, grâce à l’éducation ; éducation que le plus étrange instituteur du monde, Bête-Puante, le braconnier, lui donnait presque chaque jour au milieu, de la solitude des landes ou des bois. Car cet homme, après avoir quitté une vie humble et obscure, mais toute intelligente, pour une vie vagabonde, s’était plu à cultiver avec amour ce qu’il y avait de généreux, de tendre, d’élevé, dans l’esprit et dans le cœur de la jeune fille.

Le père Jacques, de plus en plus frappé des rares qualités de Bruyère, résolut de se servir d’elle pour répandre et propager le trésor de connaissances qu’il avait amassé, et qu’il se reprochait si amèrement d’avoir enfoui si longtemps… À Bruyère… mais à elle seule… il parla depuis lors, résumant son savoir en axiomes concis, simples et lucides ; il enseigna patiemment la jeune fille, dont l’esprit pénétrant s’assimila bien vite ces excellents préceptes.

Le père Jacques, connaissant, pour ainsi dire, les besoins supers-