Aller au contenu

Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/174

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Assez… puisque vous ne savez pas seulement porter un plateau, mettez-le sur cette table et attendez mes ordres.

Martin ne répliqua pas, déposa le plateau sur une des petites tables rustiques qui se trouvaient çà et là dans le jardin d’hiver, et se tint debout, à quelques pas du comte.

La figure de Martin reprit bientôt son impassibilité habituelle, et il eut assez d’empire sur lui-même pour surmonter ses nouvelles angoisses en voyant le comte continuer sa conversation en s’accoudant sur le rebord de la fenêtre ouverte, au-dessous de laquelle s’étendait l’épais massif où était embusqué le braconnier.

Le comte Duriveau, dans son entretien avec ses futurs commettants, redoublait d’amertume et de violence ; car la conversation, d’abord politique, était ensuite presque naturellement tombée sur un sujet qu’il n’abordait jamais sans une animosité passionnée : Le mépris et l’aversion que lui causaient les vices des classes pauvres.

Accoudé sur le mur d’appui de la fenêtre du jardin d’hiver, le comte éprouvait quelque soulagement à sentir l’air du soir rafraîchir son front échauffé par la haineuse irascibilité qu’il apportait dans cette discussion.

— Eh ! mon Dieu, messieurs, — disait M. Duriveau, — dans ma jeunesse j’ai eu, comme un autre, plus qu’un autre, le cœur débonnaire, la main ouverte et la larme facile. J’ai cru aux vertus et aux malheurs immérités de la canaille… j’ai cru aux pères de famille manquant d’ouvrage, eux, les seuls soutiens d’enfants en bas âge et d’une femme infirme… j’ai cru aux gens privés de nourriture depuis quarante-huit heures… j’ai cru au malheur des veuves dénuées de tout, et forcées de mendier, le soir, en allaitant un nourrisson et traînant par la main un autre enfant… j’ai cru aux larmes de pauvres petites orphelines abandonnées, seules au monde, sur le pavé de Paris… j’ai cru aux filles séduites et délaissées sans ressources.

Puis, haussant les épaules avec un geste d’impitoyable dédain, le comte ajouta :

— Ces misères intéressantes, je les ai soulagées, messieurs… Quel niais je faisais !… Le père de famille manquant de travail, était un infâme soulard chassé de son atelier ; l’infortuné, privé de nourriture depuis quarante-huit heures, sortait repu du cabaret ; la veuve éplorée allaitait un nourrisson de carton, et traînait par la main un enfant volé. Les pauvres petites orphelines de douze ans se parta-