Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/179

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rité n’est pas un devoir pour le riche, mais la charité est chose stupide, dangereuse et détestable.

— La charité stupide !! — s’écria l’un.

— La charité dangereuse !! — s’écria l’autre.

— La charité détestable !! — s’écria celui-ci. — Et tous regardaient le comte avec stupeur.

— Oui, — répondit celui-ci d’un ton impérieux et absolu, — oui, la charité est stupide ; oui, la charité est dangereuse ; oui, la charité est détestable, et ce n’est pas moi qui dis cela, Messieurs… ce sont de grands esprits dont la science, dont le génie sont admirés de l’Europe entière ; et, ce qu’ils disent, ils le prouvent par faits et par chiffres inexorables. Ces génies-là sont mes saints, à moi ; leurs écrits sont mon catéchisme et mon Évangile ; et comme en bon croyant, je sais mon Évangile par cœur, voici ce que dit textuellement Malthus… saint Malthus, un des plus admirables économistes des temps modernes, écoutez bien, messieurs : — Un homme qui naît dans un monde déjà occupé, si sa famille n’a pas le moyen de le nourrir, où si la société n’a pas besoin de son travail, cet homme n’a pas le droit de réclamer une portion quelconque de nourriture ; il est réellement de trop sur la terre ; au grand banquet de la nature, il n’y a pas de place pour lui.

Au grand banquet de la nature… Eh ! eh ! eh !… ce Malthus est très-fleuri, — dit l’ancien avoué, qui se piquait de littérature, — on dirait du Fénelon.

La nature commande à cet homme de s’en aller, — reprit le comte, en poursuivant sa citation, et elle ne tardera pas à mettre elle-même cet ordre à exécution. Est-ce clair, Messieurs ? — ajouta le comte, avec une joie mère et triomphante, — comment, lorsque cette excellente nature, en sage mère… de police, charge dame Misère de faire évacuer ce trop plein de populaire, j’irais, moi… par une sotte charité, contrarier les vues de la nature !… Allons donc, Messieurs, cela fait pitié.

Les auditeurs du comte, à cette effrayante citation, se regardèrent en silence.

— Comment ! — dit M. Chandavoine, — comment… Malthus… dit positivement…

— J’aurai l’honneur de vous envoyer demain ses œuvres complètes, — dit le comte ; — c’est une excellente lecture à l’usage des propriétaires. Lisez, méditez Malthus, Messieurs, vous retremperez dans cette saine lecture la conscience de vos droits ; vous y trouverez