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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/194

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lance ironique, — je ne te dis pas ça, moi, comme un reproche… au contraire… Ne fais donc pas le modeste, c’est niais ; ton aventure valait cent fois la mienne, car la marquise de Saint-Hilaire était ravissante ; autant qu’il m’en souvient, tu étais à la campagne chez le marquis, brave et beau garçon d’ailleurs, tu lui avais gagné au whist deux mille louis dans la soirée, et, au milieu de la nuit, il te surprend chez sa femme… C’était superbe, sans compter le bouquet… un duel matinal dans le parc avec le marquis, duel où tu lui casses la cuisse d’un coup de pistolet, dont il est allé mourir en Italie… Je t’ai toujours envié cette affaire-là… Tuer un si beau mari ! moi qui n’ai jamais tué que ce gros capitaine, parce que je lui avais coupé la figure d’un coup de fouet en conduisant mon four-in-hand… le vilain homme ! il était grêlé, velu comme un ours, et n’avait pas de bas dans ses bottes… Pouah ! quel décédé… comme ça vous fait honneur !

Le comte ne trouvait pas un mot à répondre… La leçon était terrible… dans sa rage impuissante il porta ses deux poings crispés à son front en murmurant :

— Mon Dieu !… mon Dieu !

— Sais-tu ce que tu aurais dû me dire à propos de ce que tu appelles le scandale de ce soir ? — reprit Scipion avec une impitoyable ironie. — Car je suis juste, moi… je connais les devoirs sacrés d’un père. Tu aurais dû me dire : — N’as-tu pas honte, ô mon fils !… une grosse petite femme ragotte, qui s’appelle Chalumeau, et qui porte une robe à brandebourgs ! — Je t’aurais répondu respectueusement : — Ô mon père ! par caprice de gourmand blasé, n’avons-nous pas quelquefois été au cabaret manger du mironton, vrai ragoût de portier… mais appétissant une fois en passant ? — Cette excuse t’aurait désarmé ; tu m’aurais donné ta bénédiction et nous aurions bu un flacon de rhum à la santé de la marquise de Saint-Hilaire, la belle de tes beaux jours.

— Soit, — reprit le comte, en tâchant de se relever de ce coup accablant. — J’ai eu tort de vous parler légèrement de quelques écarts de jeunesse que j’aurais dû vous taire ; mais vous ne devez pas avoir l’audace de me les reprocher, et ils n’autorisent en rien votre indigne conduite de ce soir, doublement blessante pour moi, car vous saviez pourquoi j’invitais ces gens-là à dîner.

— Toi, député ? allons donc : pour être bon député, tu prends encore beaucoup trop de choses au sérieux…