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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/198

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insensé, l’amour qu’éprouve un homme entre les deux âges, lorsqu’il croit son amour partagé : la certitude d’avoir fait oublier ses années, à force de soins, d’esprit, de prévenances, de dévoûment et de passion ; la conviction, après tout vraisemblable, d’être ardemment aimé pour soi, à une époque de la vie où les hommes ne peuvent plus guère espérer de pareils succès ; enfin l’idolâtrie aveugle qu’un homme, orgueilleux surtout, ressent alors pour la femme dont l’amour semble légitimer les prétentions du plus présomptueux amour-propre, tous ces incitants, disons-nous, avaient exaspéré la passion du comte jusqu’aux dernières limites du possible.

Et puis, chose peut-être grossière, mais capitale… en pareille occurrence, cet homme, que de nombreuses galanteries et l’abus des plaisirs avaient refroidi au moins autant que l’âge, sentait que son ardente passion pour la charmante veuve faisait de lui un nouveau Jason. Ceci semble-t-il tenir trop à la matière ? Qu’on relise le penseur immortel qui a nom Molière ; dans ses écrits comme dans la réalité, c’est surtout l’ardeur sensuelle et contrariée qui rend l’amour des vieillards si opiniâtre, si acharné, si implacable. Quoi de plus sérieux, de plus emporté… nous dirions presque de plus touchant, car cet homme souffre cruellement, que la passion d’Arnolphe pour Agnès ; mais aussi quoi de plus lubrique que cette passion ?

L’amour du comte ainsi posé, l’on comprendra son angoisse effrayante, lorsqu’il venait à songer que cet amour, que la possession de cette femme charmante, si chaudement désirée et attendue, était à la merci de son fils… car le comte savait l’inébranlable volonté de Mme Wilson : le même jour devait voir le mariage du comte et de son fils.

Que l’on songe donc à l’anxiété de M. Duriveau en se rappelant non-seulement les froids dédains de Scipion pour Raphaële pendant cette journée, mais encore la sinistre découverte de l’enfant mort et le suicide de Bruyère, mais encore la scandaleuse aventure de Mme Chalumeau. L’amour de Mme Wilson résisterait-il à de si rudes épreuves ? et si, par un soudain revirement de volonté, Scipion, ainsi qu’il semblait le faire pressentir, se refusait à ce mariage, et si la rapide émotion à peine dissimulée par Scipion, lorsqu’à table, il avait pris contre son père la défense de Basquine, en termes dignes et sérieux, lui, toujours sardonique et railleur, si cette émotion était de sa part l’indice d’une passion dépravée pour cette créature si diversement jugée, passion qui détournait peut-être alors Scipion d’un mariage