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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/199

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d’abord consenti, alors comment le décider, comment le contraindre à ce mariage ?

La pensée du comte se perdait dans cet abîme ; pour lui ce fut un moment terrible.

Bien tard, il est vrai, et poussé par le seul intérêt de ses passions, cet homme avait enfin conscience de sa dignité paternelle, si longtemps méconnue, outragée… cet homme avait enfin conscience des vices de son fils ; pour la première fois de sa vie, il parlait en père, et son fils, à chaque reproche, lui jetait à la face ces terribles récriminations : — Qu’est-ce que ce scandale dont vous vous êtes vanté devant moi ? — Qu’est-ce que cette infamie auprès de l’infamie dont vous vous êtes glorifié devant moi ?… — Et ce n’était pas tout : à cet instant même, le comte se sentait, par son aveugle passion pour Mme Wilson, dans la dépendance absolue de son fils, celui-ci pouvant rendre impossible le mariage du comte en refusant d’épouser Raphaële.

— Que faire ? que faire ? — se disait le comte dans sa terrible angoisse. — S’il refuse d’épouser Raphaële, parler à Scipion de la sincérité, de la violence de mon amour… quels sarcasmes ! invoquer mon autorité paternelle… quels persiflages !

Et cet homme impérieux, hautain, entier, cet homme qui ressentait alors instinctivement ce qu’il y a d’auguste, de sacré dans la paternité… en vint à regretter d’avoir parlé à son fils un langage digne et ferme ; et bien plus… certain de ne rien savoir, de ne rien obtenir de cet adolescent en employant la sévérité, il se résolut lâchement, et frémissant de honte et de rage, de revenir à son rôle de jeune-père, afin de tâcher de pénétrer ainsi les secrets desseins de son fils.

Toutes ces réflexions s’étaient présentées à la fois à l’esprit du comte, en moins de temps qu’il n’en faut pour les écrire ; sachant que Scipion ne serait pas dupe d’une transition, si habilement ménagée qu’elle fût, mais ne voulant pas lui laisser deviner la cause de ce brusque changement dans son attitude et dans son langage, le comte fit quelques pas dans sa chambre d’un air pensif en se disant tout haut à lui-même, de façon à ce que Scipion l’entendit :

— Ma foi ! j’y renonce.

Puis, revenant vers son fils, et s’adressant à lui d’un ton cordial :

— Allons… mauvais sujet… allume ton cigare.