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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/219

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— C’est vrai.

— Vois-tu, M. le comte est seigneur, nous sommes métayers. Que nous soyons malheureux, qu’est-ce que ça peut lui faire ?… Faut croire qu’entre seigneurs ils s’entr’aident : un chacun est avec les siens et pour les siens… il n’est pas notre frère pour nous aider.

— C’est juste — dit la métayère avec son humble et naïve résignation, — nous aurions un autre maître à la place de M. le comte, ça serait la même chose… Faut pas l’accuser ; mais, hélas ! mon Dieu ! c’est bien dur pour nous. Et le pauvre père Jacques, à qui nous donnions au moins un abri et de quoi manger, qu’est-ce qu’il va aussi devenir, lui ?…

— Dame… la mère… tant que nous avons pu, nous l’avons secouru… maintenant… on nous renvoie… Pauvre vieux ! ça sera pour lui comme pour nous… à la grâce de Dieu !

— C’est pas par regret de l’avoir aidé que je dis ça…

— Je le sais bien, la mère ; ce que je regrette, moi, c’est le petit peu d’argent que je dépensais dans les bourgs… à l’auberge, les jours de foire ou de marché, en allant vendre nos denrées. Si nous l’avions maintenant, cet argent-là…

— Tu te reproches pour une bouteille et un peu de viande par-ci par-là, quand toute la semaine tu avais quasi jeûné et travaillé si fort ?… mon pauvre homme !

— C’est égal, la mère, petit peu et petit peu, ça finit par faire pas mal ; et ces jours-là, pendant que je buvais quelques verres de vin et que je me régalais d’un morceau de viande, toi, la mère, tu buvais, comme toujours, de la mauvaise eau du puits, et tu mangeais du caillé avec ton pain noir… mais le malheur vous apprend… oh ! oui… ça vous apprend… et…

— Écoute, — dit tout à coup la métayère en interrompant son mari, et prêtant l’oreille avec attention.

Les deux vieillards restèrent muets et écoutèrent.

Alors au milieu du profond silence de la nuit on entendit retentir à deux reprises différentes le cri de l’aigle de Sologne.

— C’est Bête-Puante, — dit tout à coup la métayère, — c’est son signal… Il veut peut-être me parler de cette pauvre chère dame Perrine. Pourvu que sa folie, qui lui a repris le jour de la mort de cette pauvre petite Bruyère, ait cessé… Bête-Puante le sait peut-être, car toujours il s’inquiétait de dame Perrine…

Le cri qui servait de signal à Bête-Puante ayant de nouveau re-