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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/222

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— C’est pas que le cher homme soit délicat, Monsieur Bête-Puante, mais…

— Tais-toi, pauvre brebis — dit le braconnier, avec un singulier mélange de farouche ironie et d’attendrissement, — tu me rendrais cruel envers les loups.

Puis le braconnier, plongeant sa main dans une des poches profondes de sa casaque, en tira un coq faisan magnifique, ayant encore au cou le collet de fil de laiton dans lequel il s’était pris.

— Voilà un coq de deux ans ; tu le mettras bouillir dans ton coquemar pendant trois ou quatre heures, avec une pincée de sel et un bouquet de thym des bois ; ce sera pour le bonhomme le meilleur bouillon que puisse boire un malade, et il retrouvera des jambes.

— Hélas ! mon Dieu ! vous braconnez donc encore, Monsieur Bête-Puante, — s’écria la métayère avec effroi, en tenant machinalement par le cou le faisan que le braconnier lui avait mis dans la main, — et les gardes ?… et les gendarmes ? Ils ont juré de vous détruire, Monsieur Bête-Puante, s’ils vous attrapaient. Prenez garde !  !

— Et quand il aura bu ce bouillon de faisan, sain et léger, — continua le braconnier, sans faire la moindre attention à l’effroi de la métayère, — il ira mieux ; s’il est malade, c’est aussi de besoin.

— Mais, Monsieur Bête-Puante, ce faisan… c’est à M. le comte… ça vient de ses bois, c’est son gibier… c’est mal à nous de…

— Rassure-toi ; c’est aussi un peu le gibier du bon Dieu, qui l’a créé pour le tout monde… D’ailleurs, ton seigneur et maître en a plus qu’il n’en peut manger, de gibier ; ses valets y répugnent, et les valets de ses valets aussi… et ses chiens aussi…

— Mais, Monsieur Bête-Puante…

— Puisque je te dis que les chiens n’en veulent plus… prends donc ! — s’écria le braconnier, puis il ajouta : — avec ce bouillon-là, le bonhomme mangera une de ces tanches que tu feras griller sur des charbons… c’est à la fois léger, nourrissant et savoureux.

Ce disant, le braconnier tira de dessous sa casaque deux superbes tanches, rondes, grasses et longues d’un pied ; un jonc, passé dans les ouïes, les attachait toutes deux, de sorte que le braconnier n’eut qu’à les placer, si cela se peut dire, à cheval sur le poignet de la métayère, où elles restèrent, se balançant à côté du faisan que la bonne femme tenait toujours machinalement par le cou.

— Sainte Vierge ! — s’écria-t-elle, — vous avez donc encore été tendre vos fondrais dans les étangs, malgré les gendarmes et tout ?