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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/221

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— Ainsi, le bonhomme ne va pas mieux ?

— Que voulez-vous ? Monsieur Bête-Puante : la mort de cette pauvre petite, la vente qu’on va faire chez nous… tout ça désespère mon mari… nous ne savons pas ce que nous deviendrons.

Et la pauvre femme essuya ses larmes, qu’elle avait eu le courage de contenir devant maître Chervin.

— Oui, on vend ici, parce que vous ne pouvez pas payer votre fermage… c’est justice, — dit le braconnier avec un sourire amer, — vous allez mourir de misère dans quelque coin, après quarante ans de travaux, de probité… c’est justice !…

— Hélas ! oui, c’est bien vrai que M. le comte est dans son droit envers nous…

— S’il est dans son droit ! je le crois bien… le prix de votre fermage vous écrase… La tanière où l’on vous a parqués est si malsaine, que vous y avez contracté des fièvres incurables… l’âge, le malheur, les infirmités vous ont énervés… allons… dehors, canailles, dehors, on vendra jusqu’à votre chemise ; heureusement votre peau vous tient au corps, sans cela l’homme du roi vous la prendrait. Mais que faire ? votre seigneur et maître est dans son droit…

— Hélas ! oui !

— On ne saurait lui en vouloir, au comte Duriveau.

— Hélas, non !

— Hélas oui, hélas non ! — s’écria le braconnier avec un éclat de rire sardonique. — Voilà ce qu’ils répondent : on les écorche à vif, que voulez-vous ? M. le boucher est dans son droit… la preuve, c’est qu’il nous arrache la peau…

— Comme vous dites cela, Monsieur Bête-Puante ?

— C’est que le comte est un si digne homme, et son fils un si charmant jouvenceau ! Je les aime beaucoup, voyez-vous ; mais assez là-dessus. Il ne faut pas que le bonhomme Chervin se laisse abattre et s’alite ; il faut qu’il se lève, qu’il marche, qu’il prenne courage… la vente n’est pas faite, et d’aujourd’hui à demain… il y a loin.

— Comment voulez-vous que le bonhomme prenne des forces et qu’il se lève, Monsieur Bête-Puante ? il ne peut rien manger, le caillé le répugne.

— C’est étonnant, — reprit Bête-Puante toujours sardonique, — car depuis soixante ans il ne mange que cela avec du blé noir, arrosé d’eau de puits…