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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/231

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sans entrailles, n’est-il pas le fléau de ce malheureux pays, dont il devait être le bienfaiteur, la Providence ! ainsi qu’il me l’avait solennellement juré dans un moment suprême… en face de la mort !… Cet homme, riche à millions, n’est-il pas maître absolu de ce territoire immense que son père a conquis par le dol, par l’usure, ainsi que l’on conquérait autrefois par la lance et par l’épée ? Et dans ses vastes domaines, fruits de larcins infâmes, consacrés, sanctifiés par la possession, et que transmettra l’héritage, que voit-on ? de malheureuses créatures abruties par l’ignorance, décimées par la fatigue, par la faim, par la maladie ; des tenanciers écrasés sous des fermages si onéreux, que de ces champs qu’ils arrosent de leur sueur, de l’aube au coucher du soleil, la moisson est pour le comte ; à eux le travail, à eux les soucis incessants, à eux la misère, à eux la ruine… à lui le calme, oisiveté, plaisirs, richesse ! et ce n’est pas assez… un fils indigne, vivante image de ce père indigne, héritera de ses biens acquis par la fraude, et perpétuera ses vices… Et ce fils, à son tour, aura peut-être un fils qui lui ressemblera… Ainsi le quart d’une province de France est voué à tous les maux parce qu’elle a le malheur de vivre sous la dynastie des Duriveau, dynastie dépravée, fondée par un heureux fripon, et l’on dit la féodalité abolie… et l’on dit le servage aboli, — s’écria le braconnier avec un éclat de rire amer. — Pitié ! dérision !

Puis il reprit, en s’adressant à Martin d’un air farouche et déterminé :

— Je te le dis, moi, puisque les temps de fraternité humaine ne sont pas encore proches, il est besoin, à cette heure, d’un exemple retentissant, terrible, salutaire, qui épouvante les méchants et fasse persévérer les cœurs généreux dans la bonne voie…

Martin avait écouté en silence ces imprécations d’un ressentiment poussé jusqu’à la plus féroce exaltation.

Plusieurs fois, son front avait rougi, son regard avait brillé, comme s’il eût été révolté de l’horrible résolution du braconnier.

Au bout de quelques moments, Martin dit à Claude, d’une voix affectueuse et triste :

— Claude, vous avez beaucoup souffert, et souffert depuis bien des années… Vos chagrins, encore aigris par la solitude et par la vie sauvage à laquelle vous vous êtes condamné depuis que…

— Assez… — s’écria le braconnier d’une voix sourde. — La plaie saigne toujours.