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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/232

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— Oui… elle saigne, et, je le vois, elle s’est cruellement envenimée ; je me tairai donc, Claude, je ne vous rappellerai pas les plus atroces douleurs qu’il ait été donné à un homme d’endurer, surtout lorsque cet homme a votre cœur… Claude… mais la souffrance la plus aiguë… mais les ressentiments, les plus légitimes… ne feront jamais d’un homme comme vous… un homme de violence et de meurtre.

Le braconnier regarda Martin avec étonnement.

— Non, si impitoyable que soit le comte, si dédaigneux qu’il soit de la foi jurée, si admirablement généreux que vous ayez été envers lui, si légitimes que soient vos ressentiments, non, Claude, vous n’avez pas le droit de disposer de cette vie que vous lui avez laissée. Ce droit appartient à Dieu.

— Je serai l’instrument de Dieu ! — dit le braconnier d’un ton farouche.

— Non, vous n’avez pas ce droit et vous le reconnaîtrez bientôt vous-même, — répondit Martin avec douceur et autorité, — car la solitude n’a pu éteindre en vous cette brillante et noble intelligence cet esprit si juste, si élevé, que nul n’a soupçonné lorsque vous remplissiez les obscures et vénérables fonctions d’instituteur de village, que vous avez quittées pour une vie errante solitaire… Claude, — ajouta Martin, en serrant avec tendresse une des mains du braconnier dans les siennes, — oh ! mon vieil ami, si dans les étranges vicissitudes de ma vie… j’ai, après vous avoir connu, bien souvent effleuré d’effrayants abîmes sans pourtant y jamais tomber… c’est grâce à vous… c’est grâce à ces impressions ineffaçables laissées dans mon cœur par vos paternels enseignements… lorsque vous avez eu pitié de moi, pauvre enfant abandonné comme tant d’autres créatures de Dieu dont on a moins de souci que des animaux des champs… Eh bien ! Claude, c’est parce que je vous dois la vie du cœur et de l’intelligence… que je ne veux pas m’associer à vos projets, et que je vous associerai aux miens…

— Tes projets ?

Et le braconnier jeta sur Martin un regard pénétrant : quels projets ?

— Mon but est le vôtre, Claude… Mes moyens seuls diffèrent.

— Il me faut un exemple.

— Nous ferons un exemple, — dit Martin d’une voix solennelle, — un grand exemple.

— Terrible ?

— Salutaire surtout… vous l’avez dit.