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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/238

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Duriveau était lié envers moi par un serment solennel, et qu’à toutes mes tentatives d’amener en lui cette régénération dont tu parles, il a répondu par le mépris ?

— Ce caractère de fer se révoltait contre l’idée de céder à la contrainte.

— Et son serment !…

— Il s’en est joué, indignement joué, Claude, je le sais… et tout cela ne me désespère pas…

— Tu as, en toi, la foi qui transporte les montagnes, grand thaumaturge — dit le braconnier avec une raillerie amère.

— J’ai foi en moi, Claude, parce que je suis dans une position particulière à l’égard du comte… je suis son fils, et quand il l’apprendra…

— Il aura un motif de plus de persévérer dans le mal ; par orgueil il ne voulait pas, dis-tu ? céder à la contrainte que je lui imposais, il cédera moins encore à son fils… un bâtard… comme il le dira… Je connais l’homme… Assez… assez… Berce-toi de chimères… moi, je veux faire un exemple… un terrible exemple… et je le ferai.

— Ah ! mon ami, — s’écria Martin, — votre cause est trop légitime, trop sainte, trop belle, pour la souiller par la violence ; et puis enfin je crois, je sais, moi, que, quoi que vous disiez, les temps approchent ; oui, les peuples ressentent de vagues espérances ; j’ai dernièrement traversé l’Europe entière. Partout un travail sourd, profond, continu, mystérieux, s’accomplit… À cette heure, l’émancipation universelle est conçue par les classes déshéritées jusqu’à ce jour… maintenant nous assistons au lent et laborieux phénomène de l’enfantement. Mais cette émancipation naîtra à son jour, à son heure, mon ami, et sa radieuse apparition sera saluée par les fraternelles acclamations de tous ceux qui souffrent à cette heure.

Malgré sa sauvage résolution, le braconnier ne put cacher l’émotion que lui causait la parole de Martin, parole douce, pénétrante, convaincue, et remplie de foi dans un prochain et meilleur avenir.

— Peut-être il a raison, — murmurait le braconnier, — la violence est mauvaise conseillère… La vie d’un homme… si méchant qu’il soit… — Cela est grave… pourtant. — Et si la haine m’aveuglait… si… si malgré tant de raisons qui me semblent légitimer mon action… c’était à la haine, à une haine personnelle… que j’obéissais… et puis… se constituer à la fois juge et bourreau… quel que soit de crime… oh ! c’est effrayant.