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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/257

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plaisirs, de délassements honnêtes, et qui pourtant se grisent comme des Anglais par amour du bon vin, disent, en nous voyant soûls :

« Oh ! les canailles, les pourceaux ! faut-il qu’ils soient de crapuleux et enragés ivrognes, pour avaler de si vilain breuvage, attablés dans leurs puants cabarets ?

« Mais, bonnes gens, après une semaine de privations, de travail et de chagrins, où diable trouverions-nous des distractions honnêtes, des plaisirs délicats, à la portée de notre bourse, et de l’ignorance où l’on nous laisse vivre ? où trouverions-nous surtout l’oubli de ce qui nous désespère ? »

Limousin se montrait rigoureusement fidèle et conséquent à cette manière d’envisager l’ivresse ; une fois à l’ouvrage, et il s’y remettait invariablement chaque lundi, on ne pouvait voir un artisan plus laborieux, plus intelligent, plus sobre et plus honnête.

Une fois je lui demandais pourquoi il ne s’enivrait pas chaque soir, puisque l’ivresse était si douce ; il me répondit sévèrement :

« — Ou je volerais afin d’avoir de quoi m’enivrer sans travailler, et je ne veux pas voler ; ou je gagnerais assez pour acheter de quoi m’enivrer chaque jour, et alors ce gain me suffirait, je serais heureux, et je n’aurais plus besoin de boire pour oublier. »

Maintenant je comprends le vrai sens de ces paroles de mon maître, et je suis frappé de leur justesse.

Enfant abandonné, j’ai assez vécu parmi les indigences et les douleurs de toutes sortes pour savoir que, presque toujours, chez nous autres du peuple, l’ivrognerie naît du besoin de s’étourdir sur des maux, sur des privations cruelles ; c’est parmi les conditions les plus précaires, les plus déplorables, les plus affreuses, que l’ivrognerie se développe surtout d’une manière effrayante ; puis elle diminue et devient d’autant plus rare que la condition s’améliore un peu par le bien-être, ou que l’intelligence se développe par l’instruction.

Sans doute, il est des exceptions ; ainsi, plusieurs années après avoir quitté Limousin, je me trouvai domestique de confiance d’un grand seigneur dont je parlerai plus tard ; encore jeune, sa fortune était immense ; sa femme remplie de vertus et d’attraits… et bien souvent j’ai été secrètement chercher ce grand seigneur dans les cabarets les plus infects du quartier des halles, à Paris, où il s’enivrait toute la nuit avec la plus crapuleuse compagnie ; de grand matin, je le ramenais ivre-mort, par une porte dérobée, dans l’antique et