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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/258

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splendide hôtel dont sa noble fzmille était en possession depuis deux siècles, et que son père lui avait légué comme il devait le léguer à son fils, car il avait aussi un fils.

L’abus presque inévitable de la richesse acquise sans travail, l’aversion des plaisirs élevés, la satiété, le dégoût de toutes les jouissances devaient amener cet opulent seigneur, au même point que Limousin, le pauvre maçon, en proie à toutes les privations.

Aussi, le riche cherchait dans une bruyante et fangeuse ivresse l’oubli de son opulence… le pauvre cherchait (en ce du moins plus digne) l’oubli de son infortune dans une ivresse solitaire.

Chaque dimanche, enfermé tout le jour avec Limousin au fond de notre masure déserte, j’assistais donc, à jeun et dans un étonnement stupide mêlé de frayeur, aux extravagances, aux divagations que le vin inspirait à mon maître.

Quelquefois aussi Limousin m’obligeait à jouer des rôles secondaires dans les scènes étranges que suscitait son hallucination ; son ivresse, d’ailleurs toujours inoffensive, était tantôt d’une bizarrerie qui allait jusqu’au grotesque, tantôt d’une tristesse qui allait jusqu’aux larmes… mais jamais elle ne lui inspirait des sentiments d’amertume ou de haine. Parfois encore, il racontait tout haut, — et à bâtons rompus — les visions merveilleuses qui le ravissaient, ou bien il s’entretenait à voix basse avec des êtres imaginaires.

L’une des illusions fréquentes et chéries de mon maître, était de se croire le détenteur de tous les parapluies de France (ayant sa raison, il rêvait toujours la possession de l’un de ces gigantesques parapluies de cotonnade bleue ou rouge, que les maçons seuls possèdent ; mais il lui eût fallu se retrancher sur le vin dominical ; il ne pouvait se résoudre à ce sacrifice ; je dois dire que, loin de songer à accaparer ces ustensiles, mon maître les distribuait généreusement à qui en manquait, exceptant toutefois de ses largesses les gens qui allaient en voiture ; inexorable sur ce point-là, il ne trouvait pas de termes assez énergiques pour flétrir l’avidité de ces égoïstes qui, sans besoin, se gorgeaient des parapluies du pauvre monde.

Dans ces comédies solitaires, je représentais la multitude à laquelle mon maître distribuait des milliers de parapluies sous la forme de son bâton de houx.

Puis, l’ambition de Limousin prenant un essor plus élevé, il se voyait vêtu en tambour major, le panache au front, la canne en main, traîné dans un char à six chevaux blancs, caparaçonnés d’é-