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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/259

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carlate. (Il était intraitable quant au nombre, à la couleur, au harnachement de cet attelage.) Probablement l’habit de tambour-major était, aux yeux de Limousin, l’idéal de la magnificence du costume ; monté sur un escabeau boiteux, le poing gauche sur la hanche, la main droite appuyée sur sa toise, mon maître, trébuchant quelque peu, jetait de côté et d’autre des saluts de tête remplis de bienveillance ; tandis que j’avais pour mission de crier, de ma voix la plus forte, en ma qualité de peuple masculin :

— Vive Limousin, le bon enfant !

Bientôt après, je représentais le peuple féminin, en criant de ma voix la plus aiguë :

Vive le beau Limousin !

Cette manifestation doublement flatteuse, mon maître l’accueillait avec des sourires remplis d’aménité et de coquetterie.

Autant que je puis me rappeler les paroles incohérentes de Limousin, lors de cette espèce d’hallucination, il se croyait élu, à l’unanimité, le plus beau et le meilleur enfant de tous les maçons du globe ; aussi allait-il ensuite recevoir ses électeurs, et les traiter fraternellement et somptueusement dans le temple de Salomon. Suivait une description merveilleuse de ce lieu, qui me transportait d’admiration ; alors presque toujours affamé, car je n’osais toucher aux bribes du repas de mon maître, j’écoutais en soupirant l’énumération du repas monstrueux que Limousin donnait à ses frères de la truelle, servis à table par les douze apôtres, habillés en sauvages (sans doute il se mêlait à cette élucubration quelques souvenirs des rites du compagnonnage) ; le repas me semblait délectable, mais monotone : il se composait entièrement d’andouilles et de concombres au vinaigre.

À ces bouffonnes rêveries succédaient souvent de mélancoliques visions, qui attendrissaient mon maître jusqu’aux larmes.

Je me souviens qu’un jour il croyait voir et entendre la mère commune de tous les petits enfants voués, comme moi, à un pénible labeur dès un âge bien tendre, et que le besoin, l’épuisement, la maladie, font souvent mourir d’une mort précoce.

Cette mère attendait le retour de ses nombreux enfants avec une impatience à la fois joyeuse et inquiète, joyeuse parce qu’elle espérait les revoir bientôt, inquiète parce qu’ils tardaient à revenir…

Pour tromper son angoisse bonne mère préparait de son mieux une innombrable quantité de petits lits ; mais les enfants n’arrivaient pas.