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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/261

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Tour à tour égayé, touché ou effrayé par ces récits ou par ces monologues étranges, je passais presque chaque dimanche dans une fiévreuse agitation ; la nuit, des songes bizarres semblaient continuer pour moi les hallucinations de mon maître.

Le lundi matin, Limousin m’éveillait comme de coutume ; son visage, son geste, son accent, si animés le jour précédent, étaient redevenus calmes et froids ; à l’exubérance de paroles de la veille, succédait un flegme taciturne.

Mon maître reprenait alors sa tâche quotidienne avec son ardeur habituelle, toujours le premier et le dernier à l’ouvrage ; mais, pendant la semaine, il ne m’adressait pas vingt fois la parole.

Avant de poursuivre, je dois parler d’un personnage qui joue un grand rôle dans mon récit.

Le personnage dont je veux parler était un colporteur bien connu dans le pays et surnommé la Levrasse ; cet homme paraissait lié depuis longtemps avec Limousin ; contre les habitudes de notre vie solitaire, plusieurs fois, le soir, le colporteur était venu s’entretenir longuement et tout bas avec mon maître ; quelques gestes, quelques mots, quelques regards échangés entre eux, me firent croire qu’ils parlaient de moi, mais je n’ai jamais su le sujet de ces mystérieux entretiens ; je me souviens seulement qu’un jour, le Limousin, ensuite de l’une de ces conversations, me demanda d’examiner ce qu’il appelait ma relique. C’était un vieux bouton argenté et armorié que je portais au col suspendu par un bout de ficelle ; je n’ai jamais su comment ni depuis quand je possédais cet objet, auquel j’attachais d’ailleurs peu d’importance et que je conservais par habitude ; après l’avoir regardée quelques instants d’un air pensif, le Limousin me rendit ma relique et depuis ne m’en parla plus qu’une fois, je dirai à quel propos.

La Levrasse se servait de sa profession de colporteur comme d’un manteau pour couvrir toutes sortes de métiers hasardeux : en apparence il vendait dans les campagnes des chansons, des almanachs et des images de piété ; mais, au vrai, il pratiquait la sorcellerie, jetait des sorts sur les animaux ou les en délivrait, faisait retrouver les objets perdus, guérissait les maladies qu’il emportait, disait-il, dans un sac mystérieux (le tout moyennant salaire) ; il vendait enfin en cachette des livres de magie, tels que le Grand et le Petit Albert, et surtout des livres et des gravures obscènes.

J’ai connu plus tard ces détails et d’autres encore.