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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/262

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Voyageant dans plusieurs contrées de la France et allant même, disait-on, jusqu’à Paris, le colporteur-sorcier ne paraissait jamais au bourg ou dans les environs durant la belle saison, pendant laquelle il exerçait le métier de saltimbanque. Il ne venait dans notre bourg que l’hiver et encore à de longs intervalles ; personne ne savait sa demeure ; il donnait ses audiences ou ses consultations chez les clients qui le mandaient, et il refusait de recevoir chez lui qui que ce fût.

Cet homme, jeune encore, avait une figure difficile à oublier : complétement imberbe et privé même de sourcils, il possédait cependant une chevelure noire comme de l’encre et longue comme celle d’une femme ; il relevait ses cheveux à la chinoise, et son épais chignon se rattachait avec un peigne de cuivre au-dessus de sa figure blafarde et terreuse, presque continuellement grimaçante, car la Levrasse attirait d’abord la foule autour de lui par ses lazzis, par ses grimaces et par l’étrangeté de son costume. Malgré tant d’éléments grotesques, l’aspect de ce visage était plutôt sinistre que risible ; ses deux yeux jaunes, ronds, perçants comme ceux d’un oiseau de proie, ses lèvres rentrées, presque imperceptibles, annonçaient la ruse et la méchanceté.

Son menton imberbe, son accoutrement bizarre, composé d’une veste ronde garnie de fourrure et d’une sorte de jupe de couleur rougeâre qu’il portait par-dessus son pantalon, lui avaient valu le sobriquet féminin de la Levrasse, parce qu’il courait, disait-on, jour et nuit, par monts et par vaux, comme une hase vulgairement appelée dans le pays : levrasse.

Un grand âne noir nommé Lucifer, chargé des balles de livres et d’images du colporteur-sorcier-saltimbanque, avait aussi une physionomie particulière : à ses oreilles percées se balançaient deux gigantesques boucles d’oreilles en cuivre. Grâce au poids de ces joyaux, les oreilles de Lucifer, au lieu d’être droites, s’étendaient horizontalement ; un large anneau de cuivre, gravé de signes symboliques et orné de sept petites clochettes, passé dans les naseaux de l’âne, complétant sa parure cabalistique, assortissait son aspect au bizarre aspect de son maître.

L’intelligence de Lucifer était aussi notoire dans le pays que sa méchanceté : s’il indiquait l’heure en frappant le sol de son sabot, s’il s’arrêtait devant la jeune fille la plus amoureuse de la société, pendant que la Levrasse distribuait ses almanachs et ses chansons, souvent aussi, saisi d’une sorte de frénésie, Lucifer s’était précipité