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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/28

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Celle-ci, son cheval arrêté au delà du terrible obstacle, tournait vers les spectateurs de cette scène un visage riant et légèrement coloré par l’orgueilleuse émotion du péril bravé : mais, à la vue de sa fille qui se disposait à l’imiter, elle pâlit affreusement et s’écria :

— Raphaële… je t’en prie…

Il n’était plus temps ; la jeune fille, non moins audacieuse que sa mère, franchissait le tronc d’arbre, et en même temps, par un mouvement d’une grâce pudique, elle contenait du bout de sa cravache qu’elle tenait de la main gauche les longs plis de sa jupe, afin de l’empêcher de se relever indiscrètement, ainsi que s’était relevée celle de sa mère.

Les deux cavaliers qui avaient rejoint Mme Wilson et sa fille (ainsi se nommaient les deux intrépides chasseresses), étaient le comte Duriveau et son fils. Le comte Duriveau, maître de la meute qui chassait alors, avait eu pour père un aubergiste de Clermont-Ferrand ; cet aubergiste, homme d’une cupidité féroce, devenu possesseur d’une fortune immense, commencée par l’usure, augmentée par l’achat des biens nationaux, complétée par des fournitures d’armées sous le Directoire, avait doublé, quadruplé ses biens par toutes sortes de fourberies, de voleries légales et par la plus sordide avarice.

À la mort de son père, Adolphe Duriveau, nullement comte alors, se trouva maître de trois cent mille livres de rente en fonds de terre. Sortant de l’état d’ilotisme, de pénurie, où l’avait tenu son père avec une dureté sans égale, et rencontrant un tuteur honorable, Adolphe Duriveau, malgré sa détestable éducation, inclina d’abord au bien, ressentit quelques élans vers les idées élevées ; s’épanouissant à une vie splendidement heureuse, à tous les plaisirs dont il avait été jusqu’alors sevré, il se montra généreux et bon, cédant en cela au mouvement de son cœur et à l’espèce d’ivresse que cause souvent l’exubérance d’une félicité soudaine et jusqu’alors inconnue.

Les essais de générosité d’Adolphe Duriveau furent souvent payés par l’ingratitude ; l’ingratitude… ce creuset où s’éprouvent les âmes véritablement généreuses et persévérantes ; cet homme ne résista pas à cette rude épreuve : il commença par s’en affliger, puis il s’aigrit, puis il s’irrita, puis il se durcit ; son cœur enfin se bronza. Ainsi que tant d’autres, s’armant du peu de bien qu’il avait tenté de faire, M. Duriveau érigea l’ingratitude humaine en principe, la dureté de cœur en devoir si l’on voulait ne pas être dupe des ingrats… Trop facilement désabusé du bien, parce que sa générosité novice et étourdie