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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/283

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— Je n’ai ni père ni mère ; personne n’aura pitié de moi !

— Qu’est-ce que tu dis donc, que tu es sans père ni mère, petit Martin ? mais je serai ton père, moi, et je te donnerai une mère, — ajouta la Levrasse avec un sourire sardonique, — oh ! une mère comme tu n’en aurais jamais eu, j’en suis certain.

Et la Levrasse s’écria, de sa voix claire et glapissante, en faisant quelques pas vers la porte :

— Eh ! mère Major…

— Je finis de bercer Bamboche, — répondit une voix tonnante qui semblait sortir des entrailles de la terre, et qui sortait sans doute de la cave où cette femme avait emporté l’enfant.

Je compris le sens de ces mots : — Je berce Bamboche.

La Levrasse ajouta :

— Heim… cette bonne maman ? Entends-tu ? comme elle berce ses petits enfants chéris : c’est comme cela que tu seras bercé, petit Martin.

— Oh ! oui… oui, je le crois, murmurai-je en frémissant.

— Viens donc, ma vieille ; dépêche-toi, — répéta la Levrasse.

— Un moment, donc ! tonnerre de Dieu ! me voilà, — répondit la mère Major d’une voix qui fit trembler les vitres.

Quelques instants après, la mère Major entra dans la chambre.

C’était une femme d’environ trente-six ans, grande de près de six pieds ; sa carrure et son embonpoint énormes, sa lèvre supérieure ombragée d’une véritable moustache noire, comme ses sourcils épais ; sa figure large et colorée, sa tournure hommasse, sa voix rauque et mâle, sa physionomie dure et effrontée, enfin son apparence toute virile, formaient le plus bizarre contraste avec l’extérieur de la Levrasse.

J’ai vu depuis comment le hasard qui avait donné à cet homme la figure imberbe et la voix claire d’une femme et à cette femme la moustache et la voix virile d’un homme, était exploité par tous deux au profit du côté grotesque de leurs exhibitions. Parmi ses différents métiers plus ou moins hasardeux, la Levrasse comptait celui de saltimbanque nomade ; c’était son état de prédilection ; s’il l’abandonnait généralement pendant l’hiver pour celui de colporteur et de sorcier ambulant, c’est d’abord parce que les représentations en plein vent ne sont fructueuses et possibles que pendant la belle saison ; c’est qu’ensuite le personnel de la troupe de la Levrasse se désorganisait souvent.