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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/299

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— Un jour je dormais dans un bas-fond, le long d’une haie, pas loin d’une route ; j’entends du bruit, je me réveille, je regarde à travers la haie : c’était un cul-de-jatte, les jambes en sautoir ; il s’approchait en marchant sur ses mains, qu’il avait fourrées dans des sabots en guise de gants ; il s’assoit, délicotte les sangles qui lui attachaient les jambes autour du cou, se les détire, se met debout, et commence à piétiner, à sauter, à danser pour se dégourdir ; il n’était pas plus cul-de-jatte que moi.

— Pourquoi donc faisait-il comme s’il l’était alors ?

— Pour tromper le monde donc, et attraper des aumônes… En allant et venant le long de la haie, il m’a vu… alors, colère d’être surpris, il a pris un de ses sabots à la main, a traversé la haie et m’a dit : — Si tu as le malheur de dire que tu m’as vu et que je ne suis pas cul-de-jatte, je te rattraperai, et je te crèverai la tête à coups de sabots. — J’ai eu peur, j’ai pleuré ; dans ce temps-là, j’étais couenne comme toi, je pleurais. — À qui voulez-vous que je dise que vous n’êtes pas cul-de-jatte ? que j’ai répondu à l’homme. — À tes parents, si tu es du pays. — Je ne suis pas du pays et je n’ai pas de parents. — Comment vis-tu alors ?

— Tiens, — dis-je à Bamboche en l’interrompant, — c’est à peu près comme cela que j’ai rencontré la Levrasse.

— T’as fait une belle trouvaille ce jour-là — me dit Bamboche, — et il continua : — Comment vis-tu ? me demanda le mendiant. — Je couche dans les champs et je mange des pommes et du raisin quand j’en trouve. — Veux-tu mendier avec moi ? Ça m’embête d’être cul-de-jatte, ça me donne des crampes aux jambes et des cors aux mains ; pour changer, je veux me faire aveugle ; tu seras mon fils, tu me conduiras, nous gagnerons gros et tu licheras bien, — J’ai consenti à aller avec le cul-de-jatte, nous avons attendu la nuit, et puis nous avons marché, marché pour quitter le pays où il passait pour cul-de-jatte ; le lendemain nous avons commencé à mendier, lui comme aveugle, moi comme son fils.

— Et il était méchant pour toi ?

— Quand les aumônes ne venaient pas, il disait que c’était ma faute, et le soir il me rouait de coups.

— Et tu ne quittais pas un si méchant maître ?

— Je le haïssais, mais je ne le quittais pas ; où est-ce que je serais allé ? Au moins avec lui j’étais à peu près sûr de manger ; et puis il m’apprenait des choses… des choses…