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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/310

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S’étourdir sur les souffrances et sur les besoins, sans cesse renaissants, d’une famille exténuée, que le salaire insuffisant du prolétaire ne peut soutenir.

Sans doute il est, parmi les prolétaires, plus d’un homme assez fort, assez courageux, assez résigné pour contempler, sans jamais fermer les yeux, cette infinie et sombre perspective de jours, de mois, d’années, où, désespérant de tout repos, de tout bien-être pour son vieil âge, il se voit travaillant, et travaillant sans cesse… en attendant une mort misérable, fin misérable d’une vie misérable !

Sans doute il est, parmi les prolétaires, des hommes plus stoïques encore.

L’un, après douze heures d’un travail écrasant, rentre chaque soir au logis, demeure sombre, étouffante, infecte ; il a acheté, de son salaire insuffisant, un pain insuffisant pour sa famille affamée ; lui aussi est affamé par sa fatigue quotidienne, sa femme aussi est affamée par le pénible allaitement du dernier né, à qui elle donne un sein tari ; mais l’insuffisante nourriture est presque tout entière abandonnée aux enfants, hâves, décharnés.

Et pourtant, durant leur insomnie, le père et la mère les entendront encore crier leur faim inassouvie.

Ainsi… chaque jour cet homme se lève dès l’aube, court à son labeur et l’accomplit… malgré l’obsession de cette pensée désespérante :

« Si rude que soit mon labeur, si infatigable que soit mon zèle… ce soir encore… et les autres soirs aussi je n’aurai pas assez gagné pour satisfaire à la faim des miens… et, cette nuit encore, et les autres nuits aussi… leurs plaintes me tiendront péniblement éveillé jusqu’au matin que sonne l’heure du travail… Et j’épuiserai mes forces, ma vie, à tourner sans espoir dans ce cercle fatal. »

Oui, cet homme est stoïque et vénérable, car, pour quelques sous prélevés sur son salaire, il pourrait, comme tant d’autres, trouver au cabaret, pendant tout un jour… entendez-vous, Sire, pendant tout un jour !  !  ! l’oubli des soucis renaissants dont il est dévoré.

Et, parce que ces hommes courageux sont dignes de vénération, parce qu’ils résistent à l’entraînement d’un vice presque inévitable dans leur horrible position, parce qu’ils souffrent résignés, inoffensifs, est-il juste… est-il prudent de les abandonner toujours à cette agonie ? Parce que l’innocent a résisté à la torture, faut-il prolonger le supplice ?