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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/330

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— Allons ! tiens, voilà pour toi ; tes chevaux sont reposés. Va-t’en.

— Oh ! oh ! moi, je ne m’en vas pas comme ça sans deux choses, bourgeois, — répondit le charretier.

— Quelles choses ?

— D’abord, bourgeois, je voudrais voir ce petit Bamboche, ce malin singe si futé ; il est méchant comme un diable ; mais il m’égaye à voir…

— Bamboche dort, — dit brusquement la Levrasse.

— Allons, tant pis, bourgeois, tant pis : la seconde chose, c’est un pour-boire.

— J’ai juré à ma grand’mère mourante de ne jamais donner de pour-boire, — dit la Levrasse avec une solennité grotesque.

— Attendez donc, bourgeois : le pour-boire que je vous demande, c’est de me laisser seulement jeter un petit coup d’œil sur l’homme-poisson ; j’ai tâché, pendant la route, de voir à travers les trous, mais je n’ai rien vu.

— Quand nous arriverons dans ta ville d’Apremont, je te donnerai une place gratis, le lendemain de la dernière représentation.

— Mais, bourgeois…

— Ah ça ! te moques-tu de moi ? En t’en retournant, tu raconterais sur toute la route ce que tu as vu de l’homme-poisson, et comme il y a des gredins qui se contentent d’avoir vu par les yeux des autres, tu écornerais ma recette…

— Bourgeois, je vous jure…

— Assez causé là-dessus… — reprit la Levrasse ; — as-tu prévenu dans les endroits où tu t’es arrêté, qu’à mon passage j’achèterai des cheveux ?

— Oui, oui, — dit le charretier en étouffant un soupir de curiosité trompée. — J’ai dit que vous feriez votre moisson, faucheur de cheveux que vous êtes, et vous aurez les chevelures à bon compte, car le pain est cher cette année.

— Allons, va-t’en et bon voyage, — dit la Levrasse, en montrant du geste la porte au voiturier.

— Ainsi, bourgeois, vous ne voulez pas ?…

— T’en iras-tu ! — répondit la Levrasse en frappant du pied avec impatience.

Quelques instants après, les lourdes portes de la cour se refermaient sur le charretier et sur son haquet, et nous restions seuls, moi,