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Page:Sue - Les misères des enfants trouvés I (1850).djvu/334

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culotte d’écolier de sixième… (c’est tout dire), que je lui avais apportée, dans quel état ! grand Dieu.

« Je dois avouer aussi que l’immobilité de corps à laquelle vous assujettit cette belle profession, qui transfigure si merveilleusement les vieilles nippes, me séduisait beaucoup : car, chétif et poltron, j’ai horreur du mouvement ; un secret pressentiment me disait aussi qu’étant moralement très-timide, et physiquement très-laid, d’une laideur ridicule et bête, avec un œil perché en haut et l’autre en bas, sans compter mon long nez de travers, ces désavantages ne nuiraient en rien à mon état de tailleur… et à la confiance que pourraient me témoigner mes pratiques.

« Malgré ces heureuses dispositions, mon avenir fut détruit par la folle vanité de mon père… et fient et facta ista sunt ! (et ces choses se sont commises et se commettront toujours), comme dit le divin Sénèque.

« C’était le soir de la distribution des prix ; mon père avait vu passer devant sa loge tant d’élèves couronnés de chêne et portant sous le bras de beaux volumes reliés ; il avait été tellement exalté par les fanfares de la musique de la loterie qui faisait explosion après la nomination de chaque lauréat ; il avait enfin été tellement frappé des paroles de Monseigneur ministre de l’instruction publique, qui daignait honorer la cérémonie de sa présence, et avait proclamé les jeunes élèves : la gloire future de la France, que le soir même, mon père supplia M. Raymond de me prendre par charité chez lui et de me faire faire les études nécessaires pour entrer en septième l’année suivante, malgré mes regrets et mes regards incessamment tournés vers le petit établi de mon pauvre oncle le tailleur. M. Raymond, qui avait d’ailleurs beaucoup à se louer de mon père, me confia à un maître d’études, et mon éducation universitaire commença.

« Malheureusement, en raison de ma figure ridicule, de ma timidité, de ma poltronnerie et de ma condition sociale de fils de portier, je devins, hélas ! en peu d’années, un bon, un excellent, un surprenant élève…

« Que ceci ne vous semble par un paradoxe, mon cher Martin : bafoué, moqué, poursuivi par tous mes camarades dont j’étais devenu le jouet, je m’évertuais à faire de grands progrès afin d’être un peu protégé par les maîtres, et je tâchais d’être souvent le premier, afin de me trouver aussi éloigné que possible des bancs